De Georgette
A Charlotte
Coucou Charlotte ! il faudra que je remercie aussi ta mère qui m’a défendue avec ardeur contre cet incorrigible Wilfrid qui n’a pas arrêté de ronchonner depuis ! Quelle force de la nature ! Il fait tout de travers dans ce nouveau club de riches où l’on est depuis trois semaines, en clamant haut et fort que si ça dérange quelqu’un qu’il regarde AILLEURS, et tout le monde file doux et fait ses quatre volontés, alors qu’ on me regarde comme une erreur de la nature quand je me trompe de couverts parce que je rougis. Quand je suis avec lui tout le monde me fait des courbettes. Sinon les mères me lancent des regards venimeux parce qu’elles espéraient pour leurs filles le beau parti que je leur ai fait rater, les jeunes, tous sveltes, musclés et bronzés me toisent et rient derrière mon dos, les hommes fixent mes formes comme avant avec insolence et un dégoût mal caché que ne remarque pas Wilfrid, encore qu’il se plaint de ma maigreur et ma mauvaise humeur.
Je n’ai pas fait de régime et j’ai perdu 110 kilos ! Avant quand je m’asseyais, c’était confortable, j’avais comme un coussin naturel. Je n’avais jamais froid. Je riais tout le temps, j’avais des amis, mon travail me plaisait, je me supportais bien comme j’étais. Ici la nourriture est… raffinée. Des portions minuscules arrangées avec art, hors de prix à cause d’un chef connu qui crée, ma foi ! Il ne leur est jamais venu à l’idée que depuis les premiers hommes on avait déjà essayé toutes les combinaisons possibles au prix d’en mourir parfois et gardé les meilleures ! Ils veulent être originaux, pas bons ! « Bon », c’est commun ! Je veux être commune alors, je le suis et j’en suis fière ! Ah les crêpes et la soupe aux légumes de ma grand-mère, les sorties moules frites avec les copains, même les Mac Dos, je les regrette presque! Le poisson aux fleurs, je le hais ! Les alcools renommés, je ne les distingue pas et je vois les autres pousser des oh, des ah extasiés en les faisant rouler dans leur bouches en cul de poule !
Et les expositions d’art moderne, qu’ils appellent ça, où tu vois des horreurs que tu virerais vite fait si tu les avais dans ton garage ! Et ils ne parlent que de leur dernière opération esthétique : Ah les nez du Docteur Trucmoche, les seins du chirurgien Tavizéssa (la j’ai pouffé) Sauf que Wilfrid trouve ça bien et veut me faire tirer la peau parce que je suis flasque sous les bras, au ventre et aux cuisses. Il tire dessus, et dit que ça vaudrait cher si je vendais le surplus ! Tu parles d’une délicatesse ! Je l’ai calmé en lui disant que je veux regrossir.
Je l’ai entraîné au village pour manger dehors sous les palmiers et c’était si bon, si gai qu’il commence lui aussi à critiquer la cuisine des grands chefs et faire des comparaisons avec celle des gens normaux. Il s’est beaucoup plus amusé qu’au club aussi…
Je lui ai promis de redevenir comme avant s’il arrêtait de faire la tournée des clubs snobs de toutes les îles. Il m’a avoué qu’il avait une fortune dans une banque des Iles Caïmans et que si j’acceptais d’y aller, mettons, une semaine, on rentrerait à Santa Patata. Comme il reprendrait un boulot pour s’enrichir encore et s’occuper (il n’a jamais assez de RIEN) je pourrais reprendre mon travail à mi temps pour éviter trop de fatigue. Il aime les frites aussi ! Les sardines grillées, les tartes aux pommes, la crème chantilly… Il préfère la soupe aux potages ! Je ne veux pas reprendre tous mes kilos perdus mais quelques uns sûrement !Et faire la cuisine moi-même ! Mon espoir renait, je revis ! Je crois qu’il respire aussi, mais ne l’avouera jamais ! Il m’aime à sa façon, mais il m’aime ! Et moi je ne peux pas m’empêcher de l’aimer aussi…
Mona