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Un voisinage tranquille, paisible. Pourtant, on dit toujours qu'il faut se méfier de l'eau qui dort, que la face visible de l'iceberg ne laisse pas deviner celle qui est sous l'eau, etc ... Et je rajoute juste : un témoin muet peut en cacher un autre, ne pas se focaliser sur ce beau chat en photo dans un joli jardin. Place à la lecture d'une nouvelle histoire ... décoiffante ! Et on aura bien lu en titre : polar !
Note de Lenaïg

LE TÉMOIN MUET - 1/2 - RAHAR, polar

Du plus loin que je me souvienne, les Prauvist, un couple de quadras, ont toujours été là. Certains de nos voisins avaient déménagé et avaient été remplacés par d’autres gens. Mais les Prauvist étaient là depuis ma naissance, et aucun signe n’indique qu’ils désiraient s’en aller. D’après ce que j’ai surpris des conversations de papa et maman, ils ne pouvaient pas. Denise ne travaille pas, Alain doit s’occuper de sa mère déjà âgée, à l’autre bout de la ville ; la vieille dame ne veut pas quitter son pavillon, et ne supporte pas que quelqu’un reste à demeure avec elle. Outre qu’il rentre tard, Alain passe ses weekends chez sa maman. Cette situation dure depuis une dizaine d’années. Les Prauvist ont donc quelque difficulté à épargner. Heureusement — ou malheureusement, c’est selon — ils n’ont pas d’enfant. Ainsi, Denise reste seule, la plupart du temps. Pour rompre sa solitude, elle a pris deux chats, et pour s’occuper, elle s’est aménagé un petit jardin qu’elle entretient avec amour.

 

Je ne me rappelle pas comment Denise avait été avant, mais maintenant, avec un regard critique, je constate qu’elle a mal vieilli. Ses cheveux filasses ont bien besoin, non pas d’un simple coup de peigne, mais d’un sérieux traitement capillaire ; ses taches de rousseur, qui auraient dû lui donner un certain charme, soulignent désagréablement son âge ; ses mains aux veines apparentes, sont abîmées par le jardinage et nécessitent vraiment un bon manucure. Je n’ai que sept ans, mais je suis persuadée que tout le monde serait de mon avis.

 

Quant à son caractère, je n’ai pas d’opinion arrêtée. Bien sûr, elle est affable, mais on ne ressent pas cette chaleur des grandes personnes normales, vis-à-vis des enfants, elle semble légèrement distante. Maman la qualifie plutôt de maladroite, parce qu’elle n’a pas eu d’enfant. Quoi qu’il en soit, elle ne voit aucune objection à ce que je joue avec Babette, sa chatte. J’ai même l’impression que cela l’attendrit.

 

Concernant Alain, je n’ai pas beaucoup à dire. Je ne le vois pratiquement jamais. Mais instinctivement, je ne l’aime pas. Il est moins beau que papa, il a un début de calvitie, une bedaine plus prononcée que celle de papa, un visage sévère que je n’ai jamais vu sourire ; maman dit que c’est parce qu’il a beaucoup de problèmes. Et puis je n’aime pas sa voix, une voix de roquet hargneux. Je me demande s’il a jamais été gentil. Mais papa assure qu’il l’a été, pour avoir séduit sa femme.

 

Ce matin, je décide de me faire un cocktail de jus de tomate et de jus d’orange. Maman me semble préoccupée, comme une poule qui cherche où pondre. Papa est absorbé par le journal télévisé. De temps en temps, maman lui jette un regard insistant. Je ne suis pas dupe, elle a un sujet de conversation qu’elle est impatiente de déballer comme une commère. Mais je me doute que ce n’est pas destiné à mes oreilles innocentes. Mon cocktail n’est pas aussi bon que je le pensais, j’y touche à peine.

 

« Nadine, tu as fini ?

— Oui m’man.

— Bon alors, tu peux aller jouer dehors. »

Papa n’a pas détourné son attention de la télé. Je vide mon verre dans l’évier et je sors rapidement. Je contourne vite la maison et me blottis sous la fenêtre de la salle à manger. De là, je peux tout entendre de leur conversation.

« La mère d’Alain est morte hier.

— Ah bon ?... Alors Denise aura désormais son homme tout à elle.

— Tu crois que c’est aussi simple que ça, Patrick ? N’oublie pas que cela fait dix ans que Denise vit pratiquement seule, Alain ne rentre pas pour déjeuner, et il dîne tard, quand Denise est probablement déjà au lit.

— Écoute Julie, ce sera comme un nouveau départ pour eux, tu ne crois pas ?

— Mais Patrick, ils ne sont plus tout jeunes. Denise a maintenant ses habitudes, entre ses chats et son jardin. Elle y a englouti toute sa passion. L’intrusion d’Alain va perturber cette vie bien réglée depuis des années.

— D’accord, je te concède qu’ils ne ressentent peut-être plus la fougue de la jeunesse, mais accorde au moins le bénéfice du doute à Alain. Il est peut-être encore amoureux de sa femme, il dispose maintenant de tout son temps pour la reconquérir. Te souviens-tu comment ils étaient, lors de leur emménagement ?

— Oui, je me rappelle toutes les petites attentions, leur cordialité, leur joie de vivre ; mais les circonstances ont tout bouleversé. J’ai le pressentiment que le voisinage ne va pas être de tout repos.

— Voyons Julie, ne sois pas si pessimiste, attendons et tout va peut-être s’arranger.

— N’empêche, j’ai de l’appréhension pour Denise. On ne change pas facilement plusieurs années d’habitudes. Et puis, on ne sait pas si Alain va supporter les chats. »

 

J’en ai assez entendu. Je vais aller faire un tour à la balançoire bricolé sous le grand goyavier. Un instant plus tard, Babette me rejoint ; elle vient se pelotonner dans mon giron. Sous mes caresses, elle se met à ronronner. On dirait qu’elle a un petit moteur dans sa poitrine.

 

Babette est très éclectique, elle n’accorde pas sa confiance à n’importe qui. Je suis persuadée que son instinct lui permet de distinguer une bonne personne d’une mauvaise, et d’en évaluer le degré. Par exemple, elle se soumet volontiers aux caresses de maman ; elle tolère que papa la touche de temps en temps ; par contre, elle évite soigneusement Bernard, le garnement du quartier, et Madeline la chipie.

 

Quant à Rommy, l’autre chat de Denise, c’est un animal bête à manger du foin. Il n’a aucun discernement, il quémande des caresses à n’importe qui, et ses turpitudes m’ont toujours fait rigoler. Enfin, il croit que tout le monde il est beau, il est gentil.

 

Pour les chats, Denise a le cœur sur la main. Le soir, elle met une gamelle de lait et un plat des restes à l’entrée. Pour le voisinage, ce n’est pas toujours agréable, car les chats errants font parfois du boucan en se battant. Mais on s’efforce d’être indulgent, la pauvre femme n’a pas d’enfant à chérir, n’est-ce pas.

 

A suivre

 

RAHAЯ

 

Photo : © Marie/CC BY-NC-ND 2.0/Flickr
Cueillie sur
http://potager.comprendrechoisir.com/tips/voir/327673/5-methodes-pour-eloigner-les-chats-de-son-potager
(sic !)

Tag(s) : #Les nouvelles de Rahar
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