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Jean Kousto était un écrivain. Il était spécialisé dans le thriller. Avait-il du talent ? Le talent se mesurait-il au succès d’un ouvrage ? Ce n’était pas certain ; le livre d’un auteur sans talent pouvait devenir un best-seller, uniquement à cause d’une intrigue, soit bien ficelé, soit répondant à une mode du lectorat. Jean ne croyait pas vraiment avoir du talent et ne s’en souciait pas réellement : ses livres se vendaient assez bien.

L’écrivain était plutôt un bon vivant, fort généreux dans ses moments d’aisance, aimant s’amuser en épicurien comme le ferait un célibataire endurci. Toutefois, il prenait très au sérieux son boulot d’écriture, et quand une idée d’intrigue lui tombait du ciel, il préférait s’isoler pour le développer consciencieusement.

Au début de sa carrière, il devait se contenter de s’enfermer dans son « bureau », une petite pièce assez monastique ne contenant qu’une table, une chaise, une étagère de livres et de dictionnaires, et enfin son ordinateur ; il commandait ses repas, la plupart du temps de la pizza. Plus tard, il avait acquis un cabanon de chasse en pleine forêt, puis une cabane qu’il avait aménagé avec un certain confort — sinon un confort certain — au bord d’un grand étang, abusivement appelé le lac Rimogène.

Cette soirée-là, alors qu’il était en train de participer à une beuverie avec ses amis, Jean avait eu une idée pour son prochain thriller. Au matin, sa gueule de bois ne lui fit pas oublier son idée. Supportant stoïquement la bataille du marteau et de l’enclume sous son ciboulot, il nota rapidement la trame de son intrigue sur son carnet de note. Enfin avec un soupir de soulagement, il se prépara un breuvage reconstituant.

Il réfléchit alors au choix du lieu de sa retraite, il voulait absolument se concentrer sur son roman. Il envisagea le cabanon de chasse. La saison était encore lointaine. Toutefois, il fallait compter sur les braconniers ; lors de la rédaction du Chevalet de Tortue, Jean avait été perturbé par les coups de fusil de chasseurs informels. Il ne voulait pas recommencer l’expérience. Il avait pensé acheter un bungalow au bord de la mer Abwar, mais ses fonds n’étaient pas encore suffisants ; peut-être après la vente de son livre. Il lui restait donc la cabane au bord du lac Rimogène. Le seul inconvénient était qu’il devait charger sa petite Golf de provisions, la plus proche agglomération étant à des kilomètres de l’étang, et il ne voulait pas de dette envers ses voisins. Pour le ménage et l’entretien, un autochtone venait hebdomadairement à vélo.

http://www.ouestfrance-immo.com/immobilier/vente/divers/port-brillet-53-53182/4607476.htm

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Voilà donc Jean Kousto pianotant furieusement sur le clavier de son ordinateur, dans le silence relatif de sa retraite. Sa célérité était modérée uniquement par des recherches d’information sur le net. Il avait certes pris du temps à empiler ses provisions dans le réfrigérateur alimenté par panneau solaire, à déhousser son mobilier, et à brancher son ordi, mais il avait rapidement atteint sa vitesse de croisière. Il avait le don peu courant de pouvoir développer assez facilement les ébauches de ses idées, il était assez rarement à court d’inspiration une fois lancé. Ses pauses peu fréquentes n’étaient donc pas motivées par quelque vacuité de son mental, mais par une fatigue purement physique compréhensible.

Après l’achèvement du tiers de l’ouvrage, Jean s’octroie sa énième pause. Assez satisfait de lui-même, il s’accorda une petite balade le long de l’étang en s’étirant et en respirant à fond l’air pur de la campagne. Alors qu’il passait derrière un arbuste, il entendit un plouf. Amusé, il pensa à un gros poisson qui avait sauté hors de l’eau. Il aimait bien sûr pêcher, mais ce n’était vraiment pas le moment, il devait d’abord finir son roman.

En revenant à la cabane, il ne remarqua d’abord rien. Il alla se faire un petit en-cas dans la kitchenette ; il était en train de traverser le luxueux living pour rejoindre son bureau, quand un objet incongru posé sur la table de la cheminée attira son attention. C’était une perle de nacre.

Jean était intrigué, mais pas alarmé, peut-être un peu agacé. Il ne s’était pas lié avec ses voisins ; ce n’était pas de la misanthropie, mais il venait ici pour travailler sans être importuné. Il doutait même que ses voisins fussent au courant de sa présence. Mais apparemment, c’était faux, quelqu’un était venu ici, et visiblement, ce n’était pas un malfaiteur.

L’écrivain réfléchit. Dans sa courte vie, il pouvait compter sur les doigts d’une main les actes de générosité gratuite dont il ait pu être témoin. Cette perle devait donc constituer la contrepartie d’une chose qu’on avait prise. Mais Jean ne voyait pas ce qui pouvait valoir cet objet de prix, dont en passant, il n’avait pas l’usage ; à la rigueur, il pourrait le vendre. La cabane ne contenait rien de grande valeur, même les rares bibelots ne tenteraient pas un receleur. Jean aimait la simplicité, et ce qu’il trouvait beau n’était pas forcément cher. Seuls les sanitaires et les meubles du living étaient de prix, mais rien n’a été démonté ni pris.

Ce ne fut que par hasard qu’il constata l’absence d’un de ses livres de l’étagère. Une perle contre un simple livre ! Jean était abasourdi. Quel genre d’imbécile ferait un tel échange ? Puis il se raisonna. Une chose pouvait n’avoir que la valeur qu’on lui attribue subjectivement. Mais quand même !... Il chassa l’incident de son esprit, il avait d’autres exemplaires du livre en ville.

Lors d’une autre de ses sorties, il alla plus loin, le long de la berge du lac. C’était une fin d’après-midi, alors que le soleil couchant rougeoyait. À une cinquantaine de mètres, il vit presque de dos, assise sur un gros rocher au bord de l’eau, une femme à la longue chevelure d’ébène. Apparemment, elle lisait un livre. Jean supposa que c’était une voisine, avant de se rappeler que toutes les constructions n’avaient été autorisées que de l’autre côté de l’étang. Il haussa les épaules, cette femme devait aimer les balades vespérales, tout comme lui. La femme tourna brusquement la tête vers lui et lui sourit.

Sisley, Le repos au bord de l'eau, 1872 - http://enfinlivre.blog.lemonde.fr/2012/03/10/repos/

Sisley, Le repos au bord de l'eau, 1872 - http://enfinlivre.blog.lemonde.fr/2012/03/10/repos/

Jean devait passer derrière un épais buisson, mais quand il put de nouveau regarder dans la direction du rocher, il ne vit plus la femme, elle avait disparu en l’espace d’à peine cinq secondes ! Il était éberlué, il y avait un espace dégagé autour du rocher, il aurait dû la voir partir. Avait-elle été une hallucination ?... Ou bien, l’étang était-il hanté ? Jean secoua la tête. Il s’estimait plutôt stable, psychologiquement, et quant à une quelconque apparition, il n’en avait pas entendu parler, ni en ville, ni dans l’agglomération menant au lac.

Il essaya de se représenter la femme. Il ne l’avait pas vraiment observée. Portait-elle une robe ou était-elle en pantalon ? Son chemisier était-il blanc ou lavande ? Il essaya de se remémorer les traits du visage ; ils étaient imprécis, mais il avait seulement l’impression qu’elle semblait rayonner. C’était évidemment très subjectif, il n’était pas sûr qu’elle fût belle, mais il le pensait en dépit de toute rationalité.

Jean rentra assez perturbé. Il avait projeté de terminer un chapitre, mais il ne fut pas satisfait de sa concentration. Énervé, il alla se faire une petite infusion pour se détendre. En passant par le living, il remarqua un caillou. Il l’examina. C’était un cristal bleuâtre qui n’était pas du quartz. Sur une intuition, il le frotta vivement sur sa manche et l’approcha d’un vieil électromètre bibelot. C’était une aigue-marine, un béryl bleu vert brut. Convenablement taillé, ça vaudrait bien quelques billets non négligeables… si Jean voulait s’en donner la peine. Il se précipita dans son bureau et regarda l’étagère. Son premier livre était revenu, le second n’était plus là.

A suivre

RAHAЯ

Tag(s) : #Les nouvelles de Rahar
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