Les croque-morts de Saint-Tropez
ou
Sale journée pour un croque-mort
L'an 2000 ! L'an 2000 pointait son nez sur nos consciences modernes, mais les gens continuaient à naître et mourir, indifférents aux conceptions des uns et aux peurs des autres, joyeux des
babillages de bébés qui ne savaient pas ce que font ensemble l'an 2000 et la mort sur le monde...
Une route sur le bord de mer, une corniche magnifique, des parfums de thym et de
lavande. Les touristes s'en allaient peu à peu, on entendait le calme, ce silence
presque pesant, un repos, des souvenirs...
Nous venions d'arriver à Saint-Tropez, dans une maison claire à la fenêtre ouverte. Il fleurait un soleil doux d'un mois de novembre provençal. L'air marin rentrait dans la chambre où nous
étions rassemblés autour d'un homme couché. Je revois la scène :
— Messieurs-dames, nous allons fermer le cercueil.
Machinalement, je m'apprête à prendre les vis du couvercle. Et je ne les trouve pas.
Cette angoisse me renvoie en septembre, au moment de mon embauche dans cette maison de Pompes
funèbres imposante sur toute la région et au-delà, hum...
« Vous ne devez jamais être pris en défaut, m'avaient recommandé les responsables de ma ville, il y va de notre réputation ! » Les morts... Moi, leur contact ne me gênait pas. Ils souriaient d'un air serein, comme soulagés lorsqu'on les récupérait dans une morgue d'hôpital ou
une chambre silencieuse avec des proches n'osant pas les approcher (sic).
« Excusez la question indiscrète, mais croyez-vous en Dieu ? »
En fait, c'eut été une première question commune il y a 50 ou 100 ans et concordante à ce travail, mais ils ne me la posèrent pas. Personnellement j'aurais préféré, comme pour briser la conjuration de la mort autour de nous.
« Je pense que ce métier ne vous gêne pas, vu votre ancien magasin religieux ? »
Cette question là, je ne me souviens pas qu'il ne me l'ai posée aussi. Tant pis, tant
mieux ?
« Il vous faudra être d'astreinte au moins une nuit par semaine afin de récupérer les
décédés, okay ? » On eut dit qu'ils voulaient me dissuader.
« Tiré à quatre épingles, à l'heure, souriant, réactif ! Oui bien sûr leur
répondis-je.»
« Nous allons vous montrer les pièces d'attente, et les frigos »
Et je fis la tournée d'un lieu sobre appelé Athanée pour
les initiés. La salle rouge, la salle verte...
Et je commençai le travail en tant que chauffeur-porteur.
Je fus convoqué deux mois plus tard au bureau de Cannes. Devant moi, deux
personnes d'un certain âge, l'oeil sévère :
« Alors, vous vous adaptez ? » me demandèrent-ils soupçonneux.
« Oui, il n' y a pas de problème. »
« On nous a dit que vous vous mêliez peu aux autres porteurs, on vous a surpris à
prier durant l'office. »
« Oh vous savez, il y a beaucoup de temps creux (j'allais dire, morts) et comme je
suis croyant, alors de temps en temps... »
« Vous croyez que vous tiendrez le coup ? » Comme si le fait d'être croyant confinait
à la faiblesse...
Il y eut un malaise, et depuis, malgré mes efforts renouvelés de communion avec mes collègues,
je sentis des regards. Cela passera, me dis-je....
Machinalement, je m'apprête à prendre les vis du couvercle. Oups, elles ne sont pas où elles
doivent toujours être. Je ratisse sur le côté, je ratisse de l'autre en même temps qu'une boule roule dans ma gorge. Je déglutis en regardant
furtivement mes compagnons dont les yeux prennent la même couleur que les miens, et j'aborde ceux du chef de famille entouré de sa femme et ses enfants. Notre chef balbutie :
— Excusez-nous, vous pouvez sortir un instant ? ce ne sera pas long...
Obéissants comme peuvent devenir les gens dans le chagrin face au costume bleu des pompes
funèbres, ils s'exécutent docilement et sortent. Cette scène je la revois dans un brouillard de 12 ans derrière moi, on l'eut cru sortie
d'une comédie à la Pagnol, mais elle est vraie de vraie, douloureusement, comiquement vraie...
— Ouf, ils sont partis. Mais où est-ce qu'elle sont donc ces vis,
dis-je en me retournant vers mes collègues.
— Bè hè, elles devraient être là où elles sont d'habitude...
— Chut ! parlez plus doucement, ils sont derrière la porte.
— T'en as de bonnes.
Gestes fébriles, on racle autour du mort, on soulève sa tête, on glisse nos yeux sous le cercueil, on soulève l'homme, tout doucement... Soulagement :
— Whoo, elles sont là. Mais quel est le con qui ?
— Oh stop les mecs, on s'expliquera après, ils attendent et ça la fout mal.
— Ouais, ouais...
Respiration, on recoiffe le mort, on se recoiffe. On va à la porte :
— Messieurs-dames, excusez-nous encore, nous avions oublié un détail de
préparation mais c'est réglé. Si vous voulez bien venir.
Chacun se retrouve devant la fenêtre ouverte, un peu de brise adoucit l'atmosphère
moite.
A suivre
Dominique
Illustrations :
Route de la corniche, www.varmatin.fr
Poignées de cuivre et vis, www.albins.co.uk