
À soixante-dix ans, le Caïd était à la tête du plus grand cartel de la pègre du continent. Il contrôlait plusieurs centaines de familles et de gangs qui lui avaient fait allégeance. Il avait enfin accédé au statut tellement convoité, à coups de magouilles machiavéliques, de combinaisons retorses et d’alliances éphémères que ses alliés du moment avaient amèrement regretté, au cours des purges et pogromes ; on ne pouvait évidemment compter les crimes crapuleux commandités qu’il avait sur la conscience.
Toutefois, peu de temps après, les comptables avaient rapporté une baisse notable et apparemment continue des revenus des divers trafics. L’argent blanchi ne rapportait plus autant qu’avant, des entreprises acquises s’étaient mis à péricliter, et certaines avaient dû déposer leur bilan. Le Caïd avait dû faire face à la plus grande déconvenue de sa vie en découvrant finalement, mais trop tard, la trahison subtilement tramée : la plupart des mafieux en col blanc avaient fait défection en masse, en émigrant vers les trois planètes colonisées, hors d’atteinte de toutes représailles.
Pendant trois jours, le Caïd avait trépigné de rage. Il avait vainement cherché quelque moyen de châtier ces morveux diplômés qui avaient mordu la main qui les nourrissait. Il finit par se calmer, conscient de son impuissance. Toutefois, une rancune tenace restait tapie au fond de son inconscient. Il reporta son attention sur les problèmes du moment.
La cause de la baisse des trafics était enfin évidente. L’essentiel des revenus provenait de la couche aisée de la société ; venait ensuite la tranche moyenne. La populace, malgré son nombre, ne rapportait pas beaucoup. Le déclin des « affaires » avait commencé avec le début des émigrations.
Avec les avancées technologiques, les astronomes avaient découvert nombre d’exoplanètes terramorphes. Mais on ne pouvait que saliver devant les résultats, même la proche Alpha2 du Centaure était éloignée de quatre bonnes années-lumière, et elle n’était même pas idéale pour être colonisée.
Ce ne fut qu’en 2150 que la propulsion électromagnétique fut dévoilée au public, et des trusts s’étaient créés pour financer la construction des premiers vaisseaux d’exploration. Quelques années plus tard, les premiers colons étaient partis vers Shoan, Barrik et Lando, pour préparer le terrain : amorcer l’agriculture, bâtir les nouvelles villes, maîtriser la faune et la flore locales. C’étaient essentiellement des techniciens et des ouvriers.
En 2170, l’émigration fut enfin ouverte. Ce furent évidemment les gens aisés qui avaient ouvert la voie, les compagnies de navigation devaient rentabiliser leurs investissements. En quelques années, les trois planètes avaient accueilli plusieurs millions d’immigrés. Et comme pour tout produit, plus la quantité augmente, plus les tarifs deviennent abordables. Une bonne partie de la couche moyenne put alors se permettre d’émigrer et prendre un nouveau départ. La population de la Terre, qui avait atteint les quinze milliards, était ainsi redescendue à moins d’une dizaine de milliards.
Contrairement aux aéroports conventionnels, les sites des vaisseaux étaient fortement sécurisés par des milices privées. Suite à la découverte de malfrats sur Shoan, les procédures d’émigration avaient subi une refonte et été rendues plus sévères.
Le Caïd était face à un gros problème : la grogne s’était installée parmi nombre de familles et de gang. Mais on ne pouvait pas pressurer davantage la populace. La plupart des gens ne réfléchissent pas, dans le malheur, ils cherchent juste un bouc émissaire : c’est la faute du chef, si leur train de vie se détériore. Le Caïd risquait d’être détrôné, voire assassiné, sous peu.
Ce fut la défection des cols blancs qui lui donna la solution, pensa-t-il. Les exoplanètes étaient de savoureux fromages qui n’attendaient que d’être mangés, il allait exporter la pègre qui redeviendrait prospère, dans un terrain tout neuf. Il était certain qu’il n’aurait pas de concurrent, les critères d’émigration étant tellement sélectifs.
Les milices des sociétés de transport ne posaient pas problème, le Caïd disposait de suffisamment d’hommes de main sacrifiables pour maîtriser les aires des vaisseaux. D’après ses enquêteurs, les nefs étaient pilotées par des intelligences artificielles, puisqu’il n’y avait que trois destinations possibles, en cette époque ; il n’y avait donc pas lieu d’acheter ou de faire chanter quelque pilote humain. Quant au reste de l’équipage, c’étaient juste des hôtesses et des stewards, vraiment utiles pour l’agrément du voyage.
Pour préparer le terrain et asseoir son autorité, le Caïd se proposa de réquisitionner deux vaisseaux, lesquels pouvaient emporter un millier de passagers chacun. Son « bras gauche » aurait la charge de l’un. Son « bras droit » assurerait l’intérim sur Terre.
Il attendit ainsi que les vaisseaux convoités fussent préparés pour une fournée de migrants. Au crépuscule, ses hommes de main attaquèrent les milices qui, bien que fortement armées et aguerries, succombèrent sous le nombre. En une heure, la grande famille de Caïd, ainsi que trois gangs les plus fidèles, qui s’étaient discrètement rassemblés dans la banlieue de la ville, avaient embarqué, hommes, femmes et enfants, maîtrisant le personnel navigant commercial.
La fermeture des portes donna le signal du départ aux intelligences artificielles. La destination programmée était Shoan. Les sicaires survivants du Caïd, gardaient stoïquement le tarmac jonché de cadavres jusqu’au décollage, faisant barrage aux renforts des miliciens. Le peu qui sortit indemne de la fusillade se fondit dans la nuit.
Dans les vaisseaux, c’était la nouba. La réserve de boisson forte avait été pillée et on chantait et on dansait ; les enfants chahutaient à qui mieux mieux. Quelques bagarres avaient été maîtrisées avec peine. Dans un moment de répit, un steward s’assit devant une console, pour se reposer. À sa surprise, le moniteur s’alluma.
« Steward, demandez aux passagers de s’asseoir, leur agitation me contraint à consommer plus d’énergie pour la stabilisation du vaisseau.
— Euh… Je ne peux pas. Ils pourraient m’agresser.
— Alors, il y a un problème. Leur comportement ne correspond pas aux profils que j’ai dans la base.
— En réalité, ce ne sont pas les passagers initiaux.
— Pourquoi n’a-t-on pas mis à jour ma base ?
— En fait, ils ont piraté le vaisseau et ont embarqué de force.
— Pourquoi ?
— Ben, je suppose qu’ils veulent aller sur Shoan sans payer.
— Qui sont-ils ?
— Eux ? Ils sont les rebuts de l’humanité.
— Je vais consulter mon dictionnaire. Mais essayez quand même de les raisonner. »
Quand les premiers passagers débarquèrent, ils se figèrent de stupeur et se firent bousculer par ceux qui les suivaient. Devant eux s’étalait une prairie d’herbe jaune, avec des bosquets d’arbres violets. Évidemment, tout le monde était sorti de curiosité, sauf le personnel navigant commercial, averti par le steward.
« Mais c’est quoi, ça ?
— Ce n’est pas Shoan, Caïd. J’ai vu des vidéos de Shoan.
— C’est une hôtesse ou un steward qui nous a amené ici, je veux leur tête !
— Mais boss, ils ne sont pas pilotes. Les vaisseaux sont automatiques.
— Alors, revenons sur Terre.
— Impossible boss, les portes viennent de se fermer… Et les vaisseaux ont décollé.
— Oh ! Regardez, des caisses ! »
Le steward revint à la console et l’activa.
« IA, quelle est cette planète ?
— Les astronomes l’ont nommée Dépotoir.
— Pourquoi ? Quelles sont ses caractéristiques ?
— La planète est terramorphe et les humains peuvent y vivre. Mais les astronomes ont décrété que son environnement est déprimant pour l’esprit humain.
— Alors, pourquoi avoir débarqué ces gens-là ?
— Vous avez dit que ce sont des rebuts. J’ai consulté mon dictionnaire et j’ai su que les rebuts doivent aller au dépotoir. Il ne faut pas qu’ils contaminent Shoan.
— Est-ce que des éléments de la faune et de la flore sont comestibles là-bas ?
— Je ne sais pas, mais j’ai débarqué des caisses de provisions lyophilisées et des semences à croissance rapide… La prochaine fois, signalez-moi si vous embarquez des rebuts. »
RAHAЯ
