Les instructions du livre étaient simples et claires, le matériel nécessaire était banal et courant, et le jeune homme n’hésita pas à expérimenter. N’étant pas limité par la rationalité engendrée par les études supérieures, son esprit ne connut pas le doute ni le scepticisme. Il n’était donc pas étonné du succès de ses essais. Il s’amusait à dresser des barrières invisibles autour de certains endroits, et il riait in petto de voir les gens les contourner. Il attirait irrésistiblement le regard des filles, mais n’allait pas plus loin, il avait d’autres chats à fouetter…
Il se mit alors à chercher des ouvrages du domaine de l’occulte, et le traité volé l’y aida. Ce fut ainsi qu’il tomba sur un livre particulier qui expliquait comment obtenir la collaboration des élémentaux. Il avait trouvé l’ouvrage poussiéreux dans le dépôt d’une librairie insignifiante en faillite. Il y lut ainsi comment réaliser son rêve d’écrivain, avec l’aide d’un élémental des végétaux pour modeler son cerveau.
Une nuit donc, il se prépara à avaler une graine minuscule de Cerebrum mentalis, après avoir exécuté un rite apparemment simple. La plante n’était pas difficile à trouver, et ses fleurs avaient vaguement la forme d’un cerveau, mais la plupart des gens ignoraient ses propriétés occultes. Une fois ingérée selon le rite, la graine libérait un noyau microscopique qui migrait dans le cerveau et s’y développait, modifiant le fonctionnement de l’organe.
À partir de ce moment, le succès sourit à Jérémy. Ses romans furent rapidement connus et encensés, les critiques n’avaient pas tari d’éloges et ils devinrent des best-sellers, apportant la fortune au jeune homme que le sort avait auparavant écrasé. Échaudé par son premier échec, Jérémy avait pris un pseudonyme : Jack Spinner ; il l’avait gardé par la suite. Les années passèrent, l’écrivain vivait dans un luxe relatif. Mais n’oubliant pas ses origines, il dépensait sans compter dans des œuvres caritatives, négligeant quelque peu son épargne.
Un jour, il commença à avoir une céphalée, laquelle devint de plus en plus intense au fil du temps. Il était alors en train de rédiger son énième roman, donnant suite à un thriller prenant. Les antalgiques n’avaient aucun effet, ce qui se répercutait sur la rédaction de l’ouvrage. Se rendant à la recommandation pressante de sa secrétaire, Jérémy se résolut à consulter un médecin. Ne s’encombrant pas de scrupules inutiles, et préjugeant de l’aisance visible de son patient, le toubib prescrivit sans sourciller une IRM. Il découvrit ainsi un nodule dans le côté droit du crâne de Jérémy. Il allait d’abord traiter son patient à la chimio pour essayer de réduire la tumeur.
Dans une suggestion intuitive, l’élémental souffla à Jérémy que ce qu’ils prenaient pour une tumeur était en fait le logis de l’entité. Si on l’enlevait, l’élémental s’en irait et l’écrivain en lui s’évanouirait, Jérémy redeviendrait l’homme ordinaire, avec sa nature propre d’avant l’implant. Après, refaire le rite ne serait plus possible, les élémentaux sont assez susceptibles, et une fois renvoyés, ils se passent le mot et n’acceptent plus de coopérer avec l’individu. En passant, le kyste neutraliserait tous les médicaments de la chimio.
Jérémy était devant un dilemme. S’il gardait l’élémental — pour le moment —, il pourrait finir son roman, son dernier roman, et puis songer un peu à son avenir en épargnant. Mais s’il l’enlevait, son inspiration s’envolerait et son avenir serait sombre, mais il ne souffrirait pas de cette migraine épouvantable. Il demanda quelques jours de réflexion au toubib.
L’écrivain décida d’achever son roman. Les idées, comme toujours, affluaient avec fluidité. Mais sa céphalée l’empêcha de se concentrer. Toutes les sortes d’antalgique étaient impuissantes. Il eut l’idée de dicter son texte à sa secrétaire, mais son élocution entrecoupée de gémissements était incompréhensible. Après plusieurs heures de vaines tentatives, Jérémy abandonna. Son éditeur, pressé par les fans, le bouscula, mais il ne put que bredouiller.
La mort dans l’âme, l’écrivain demanda au toubib de sauter la chimio et d’extraire la « tumeur ». Le médecin demanda l’avis du chirurgien qui accepta d’opérer ; l’argent facilitait tout.
***
« Comme vous voyez, j’ai été opéré. Le chirurgien a été fort étonné en extrayant un truc vert. C’était pas un nodule cancéreux et il n’a rien compris. Tenez, je l’ai gardé dans ce flacon.
— C’était vraiment dans votre crâne ? demandais-je.
— Eh oui, c’était l’abri de l’élémental. Mais il ne sert plus à rien, maintenant. Je le garde comme souvenir.
— Mais vous n’avez pas essayé de terminer votre roman ? demanda John.
— Sûr que si, mais j’ai plus compris la trame et j’ai perdu le style de Jack Spinner. J’ai pas pu l’achever. Alors, avec mon maigre épargne, j’me suis dégoté cette librairie. Je ne fais plus de folie, alors je vis assez bien. J’vous en prie, n’ébruitez pas mon secret.
— Vous ne regrettez pas votre ancienne vie ? reprit John.
— C’que je regrette, c’est de pas avoir connu l’amour. Et puis, si j’avais connu plus tôt la contrepartie de ma collaboration avec l’élémental, j’aurais arrêté bien avant ma déchéance en cherchant comment me débarrasser de lui. Alors monsieur — il se tourna vers moi — j’vous conseille d’être très circonspect avec ces trucs occultes. Je n’vous empêcherai pas d’acquérir des livres, je suis un marchand, mais au moins j’vous mets en garde.
— Ne vous en faites pas, dis-je, je collectionne, mais je n’expérimente pas... Euh, où peut-on trouver cette graine? »
Fin
RAHAЯ
Photos : la fleur Celosia, qui ressemble aux deux lobes du cerveau,
http://www.newcoventgardenmarket.com/blog/product-profile-celosia
Et un joli bouquet qu'on offre à Jérémy pour lui mettre du baume au coeur en ce jour de St Valentin, ou plutôt qu'on offre en clin d'oeil admiratif et bien amical à son créateur, maître Rahar !
Lenaïg