[...]
Watteau, peintre idéal de la
fête jolie,
Ton art léger fut tendre et doux comme un soupir,
Et tu donnas une âme inconnue au désir
En l’asseyant aux pieds de la mélancolie.
Tes bergers fins avaient la
canne d’or au doigt ;
Tes bergères, non sans quelques façons hautaines,
Promenaient, sous l’ombrage où chantaient les fontaines,
Leurs robes qu’effilait derrière un grand pli droit...
Dans
l’air bleuâtre et tiède agonisaient les roses ;
Les coeurs s’ouvraient dans l’ombre au jardin apaisé,
Et les lèvres, prenant aux lèvres le baiser,
Fiançaient l’amour triste à la douceur des choses.
[...]
Albert Samain
1858-1900
Poème : Watteau
Recueil Le chariot d'or
Jean-Antoine Watteau
1684-1721
La danse
***
Sur
une assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
Face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu'elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
[...]
C'est alors que Picasso
qui passait par là comme il passe partout
chaque jour comme chez lui
voit la pomme et l'assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l'assiette
et s'en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.
Jacques Prévert
1900-1977
Poème : Promenade de Picasso
Pablo Picasso
1881-1973
Assiette Bouquet à la pomme
***
J'explique un dessin noir à la fenêtre ouverte
J'explique les oiseaux les arbres les saisons
J'explique le bonheur muet des plantes vertes
J'explique le silence étrange des maisons
J'explique infiniment l'ombre et la transparence
J'explique le toucher des femmes leur éclat
J'explique un firmament d'objets par différence
J'explique le rapport des choses que voilà
J'explique le parfum des formes passagères
J'explique ce qui fait chanter le papier blanc
J'explique ce qui fait qu'une feuille est légère
Et les branches qui sont des bras un peu plus lents
Je rends à la lumière un tribut de justice
Immobile au milieu des malheurs de ce temps
Je peins l'espoir des yeux afin qu'Henri Matisse
Témoigne à l'avenir ce que l'homme en attend