Le rocher de la science
Suite et fin
- Ho! Arrié… arrié…
aco bie …Le cheval est enfin à sa place entre les brancards d'attelage.
- Vas-y petiot, atèle Bijou
- Mais… mais la sous- ventrière est trop courte, père!
- Qui m'a fichu un piot* pareil: tu vois pas qu'elle est prise sous le surdos? Qu'est-ce qu'on
t'apprend à l'école? A regarder les papillons voler?
Le ton du père se veut clairement sarcastique: a-t-il eu besoin d'aller perdre son temps à l'école, lui?
- Ce Monsieur Jules Ferry ne doit pas avoir beaucoup de travaux à la ferme pour décréter que les
enfants ne doivent plus participer à la vie familiale maugrée-t-il dans sa barbe de six jours. Tout y est? Allez, en
route… Hue Bijou!
La longue charrette s'ébranle sous le bruit du fouet et Eugène se pelotonne dans sa pèlerine car le froid est vif
en ce début novembre quand les barbastes* du petit
matin font déjà geler l'eau qui stagne dans les pierres d'éviers.
Eugène est en train de rêver à Léontine quand la charrette s'arrête d'un seul coup.
- Cré bon diou, qu'es aco ?
Le ton du père est à la fois courroucé et incrédule en voyant le spectacle qui s'offre à ses yeux : un
rocher, un énorme rocher, trône en travers du chemin empêchant ainsi tout passage. Ils descendent tous les deux de
l'attelage
et s'approchent de l'apparition; le père enlève son chapeau pour mieux gratter son crane déplumé;
ensuite, mettant les mains sur les hanches, comme si ça pouvait l'aider à comprendre, il hoche plusieurs fois la
tête.
- Ben nous voila dans de beaux draps! un rocher pareil, ça doit ben peser trois milles
livres.
Il lève la tête vers le haut de la montagne et grommèle:
- Sacré bon diou de Cévenne, qu'est-ce que je t'ai fait? Le ton est presque plaintif.
Puis, c'est le recul jusqu'à un terre-plein pour tourner l'attelage et le retour à la ferme; charrette
vide.
- Ho! La mère! Quand rentrent les garçons de Ganges?
- Ben… Chais pas trop…. Quand qu'y aura plus de feuille sur les muriers d'en bas, comme l'an
dernier, pourquoi?
- Y'a un rocher énorme sur le chemin et ils doivent m'aider à le dégager sinon on pourra pas faire le
bois ni aller au village.
- Ben, l'an passé ils étaient revenus à sainte Catherine.
- Ho bon diou! Trois semaines sans bouger d'ici, c'est une punition du seigneur.
- Aussi, si tu arrêtais de jurer tout le temps, il t'arrangerait peut-être un peu plus, notre seigneur…
La messe était dite…
Mais le problème demeurait et risquait de compliquer la vie de toute la famille.
Le seul que tout ceci satisfaisait bien était Eugène qui serait un peu plus libre d'aller à l'école: il
lui suffirait, en faisant attention pour ne pas tomber dans le précipice, de passer par le haut du rocher écroulé; Si le père
ne lui trouvait rien d'autre à faire...
Seuls les grands "slurp" troublent le silence du repas du soir: une bonne soupe de légumes où nagent
des morceaux de lard entre les carottes et les patates.
Eugène, qui a bien réfléchi à la situation du chemin coupé, pris d'un élan de témérité, ose interrompre
les bruits incongrus que fait son père.
- Heu…père… je connais peut-être un moyen de dégager le rocher…
- Toi? Surpris, le père regarde son fils cadet puis se met à rire: Toi? C'est la meilleure de la journée
- Mais…Vexé, Eugène tente une explication rapide: Il suffit de briser le rocher
Le père se met à rire encore plus fort, presque à se taper les cuisses; rarement Eugène ne l'avait vu aussi
moqueur.
- Et c'est toi qui va briser ce rocher? Cré bon diou, ça suffit, monte te coucher et laisse les grands
s'occuper de régler les soucis.
Le lendemain matin, avant d'avoir déjeuné, Eugène s'éclipse pour revenir un moment plus tard avec un sourire malin. Il s'adresse alors à son père d'une voix calme:
- Père, j'aimerais vous montrer quelque chose qui va vous intéresser, j'en suis sûr…
- Qu'est-ce que c'est? j'ai pas le temps, il faut que je finisse d'arranger l'étable.
- Ho ce n'est qu'à cinq minutes de marche
- Tu m'embêtes petiot, plus tard!
- Et si je vous dis qu'on va pouvoir bientôt descendre en charrette jusqu'au village?
- Tu te moques? Tu sais bien qu'il y a ce maudit rocher au milieu du chemin
- Hé bien venez voir, si vous ne me croyez pas.
Intrigué par tant d'assurance, le père emboite le pas à son cadet et arrivé à l'endroit où se trouvait le rocher, il voit, stupéfait, des morceaux de rochers beaucoup plus petits que celui de la veille.
- Mais… par quel miracle… qui à cassé le rocher?
- C'est moi, père et avec une bonne barre en guise de levier, on pourra dégager le tout; le gamin bombe
le torse sous le regard incrédules du père dont les yeux font le va et vient entre le chemin et le haut de la
montagne.
- Tu me prends pour un idiot? C'est toi qui as cassé le gros rocher? Avec tes dents, peut-être?
- Non, non... Partagé entre la fierté d'avoir réussi l'impossible et la crainte de se faire houspiller
pour la lenteur de sa réponse, il se racle la gorge et poursuit: J'ai juste mis en pratique une leçon de choses que
j'ai apprise à l'école. Le maître nous a expliqué que, sous l'effet du froid, lorsque l'eau devenait de la glace son volume augmentait et pouvait même casser la pierre; Hier j'avais bien vu que le gros rocher était parsemé de fentes et cette nuit, je suis venu avec une outre remplie d'eau, que j'ai versée dans les fentes; je suis retourné me coucher et pendant que je dormais, le gel a fait s'ouvrir les fentes et le rocher s'est cassé…
La figure du père passe de l'incompréhension totale à la satisfaction de voir le problème résolu.
Puis en se grattant la joue il enlève et remet trois fois son chapeau pour mieux réfléchir et s'adresse
enfin à Eugène d'une voix solennelle:
- Ben mon petiot, tu m'en bouches un coin… En définitive, ton maître n'est pas si bête à t'apprendre
des choses que je ne sais pas, et, il enlève son chapeau, à partir de maintenant, je t'autorise à y aller tous les
jours d'ouverture, à ton école…
Epilogue:
Eugène Bonnafous passa, non seulement le certificat d'études primaires mais en plus fit des études de
droit qui lui permirent de devenir un des meilleurs avocats au barreau de Montpellier dans la spécialité "protection
de l'enfance".
Son épouse, Léontine, lui donna trois beaux garçons qui devinrent tous les trois… instituteurs.
L'auteur n'est pas tout à fait certain que l'expression "geler à pierre fendre" soit issue de son récit…
Fin
ranconaïre : trainard
coinée : omelette au lard
barbaste : gelée blanche
la feuille : feuille de murier pour nourrir le ver à soie
piot: imbécile.
Aganticus
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Percheron :
http://www.journaldesfemmes.com/jardin/cheval/percheron/
© Bernard Deheunynck -
Jolies vues et cartes postales anciennes du pays aigoual dans les Cévennes
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La soupe lorraine au lard (ce
n'est pas une soupe cévennole, mais elles devaient se ressembler ...)
http://www.keldelice.com -
Un gros rocher ! Gorges de
Samaria, Crète, Europe (Pseudo Vince)
http://www.world-travel-photos.com - Le gros rocher fendu par le gel :
- http://www.geologie-montblanc.fr
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Le gros rocher
pulvérisé,
une photo prise en Islande, lien à retrouver ...
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Eugène futur avocat
:
http://www.avocat-jeunesse.wikeo.be