LE RAT ET LA SOURIS
La jonque Rose de la Mer avait été prise dans une mauvaise tempête. Elle avait fini par couler. Dès le début du mauvais temps, le capitaine avait fait mettre des provisions dans le seul petit canot de sauvetage, mais il avait toujours espéré qu’ils s’en sortiraient sans y avoir recours. Sa fille Michelle l’avait accompagné pour ce voyage qu’il pensait sans encombre. Seule Michelle Liu, qui n’avait aucun rôle dans l’équipage, avait pu s’en sortir. Son père l’avait obligée à se réfugier dans le canot.
Cependant, le canot avait heurté violemment la coque dure de la jonque et en avait quelque peu souffert. La frêle embarcation fut ballottée par la mer en furie, des paquets d’eau envahirent le canot et jetèrent par-dessus bord certaines des précieuses provisions.
La mer s’était apaisée et Michelle se retrouva éreintée après avoir écopé pendant des heures. Mais l’eau embarquée semblait ne pas vouloir diminuer ; il y avait une infiltration que la jeune fille ne vit pas. Une rame avait été perdue et la seule qui restait obligeait Michelle à fournir un effort accru pour essayer de diriger l’embarcation.
Après des heures de combat acharné, la jeune fille aperçut un îlot pratiquement dénué de toute végétation. Elle redoubla d’effort, aiguillonnée par un fol espoir, mais l’unique rame ne facilitait pas la tâche. Elle finit par atteindre la grève, alors que le canot flottait à peine. Précipitamment, malgré sa fatigue, Michelle s’efforça de tirer l’embarcation, mais elle n’y parvint pas. Finalement, elle alla prendre les deux cartons que la mer n’avait pas réussi à prendre, un grand et un petit. Elle les posait sur la plage, quand du coin de l’œil, elle perçut un mouvement fugitif. Trop tard, elle ne sut pas ce que c’était. En haussant les épaules, elle supposa qu’elle avait eu quelque hallucination, dans l’état où elle était.
Elle ouvrit la petite boîte et vit un pistolet de signalisation avec trois cartouches. Son cœur se réchauffa. Elle pourrait signaler sa présence à quelque navire passant par là. Elle ne connaissait encore rien en navigation, mais elle pensait que la région était probablement fréquentée. Elle ouvrit le gros carton et vit des sachets de poisson et des lanières de buffle séchés, une grande bouteille d’eau, ainsi que des biscuits. Mais au fond, elle vit un trou, de la poudre et des miettes. Un rat ! Il n’y avait qu’un rat pour avoir fait ça. Alors, elle n’avait pas eu une hallucination tout à l’heure, elle avait embarqué un rat avec elle, et il avait filé sur l’îlot. Bah, bon débarras. Elle alla explorer l’îlot.
Il n’y avait pas plus pelé que ce bout de terre émergé. Rien que de la rocaille, des blocs de basalte et de pierre ponce, quelques touffes d’herbe dure et rachitique. Elle ne trouva pas d’eau, aucune mare, pas la moindre flaque. À moins qu’il plût, elle ne pourra se désaltérer qu’avec sa bouteille d’eau. Elle revint à la plage.
Elle jura abominablement : le rat était en train de traîner un biscuit hors du carton. Elle se précipita en hurlant. Le rat détala prestement, un biscuit dans la gueule. Il disparut dans les rochers. Michelle s’empressa de traîner le carton contre un gros bloc de rocher, tournant le trou vers la paroi. En se rationnant, la jeune fille pouvait tenir des semaines, mais c’était l’eau qui posait problème. Elle ne lui durerait que quelques jours, s’il ne pleuvait pas. Avec ce soleil de four, elle allait se déshydrater rapidement, d’autant plus qu’il n’y avait pas d’abri valable, le petit surplomb du rocher ne protégeait pas des rayons matinaux déjà ardents.
Michelle Liu passa une nuit assez agitée. Elle se réveillait parfois, frigorifiée et somnolait par à-coups. Ce n’était qu’un peu avant l’aube qu’elle sombra dans un sommeil peu reposant. Elle n’entendit pas le rat grignoter le carton.
Son inconscient dut l’avertir, la jeune fille se réveilla en sursaut et se rendit compte du manège du rongeur. Elle se redressa immédiatement et cria en gesticulant. Le rat, frustré, souffla de rage et détala bredouille. Michelle ramassa un galet et le lança contre la bête, mais la rata de peu.
Elle se cala l’estomac, but un peu, et réfléchit sur ce qu’elle devait faire. Elle monta sur le rocher sans perdre de vue ses maigres provisions, et scruta la mer. La tempête s’était déplacée plus loin, mais il n’y avait aucun navire en vue. Elle ne désespérait pas, il était peut-être encore trop tôt pour un navire d’appareiller après la récente tempête. Elle fit plusieurs fois le va-et-vient entre l’abri et le sommet du rocher, en réalité pour éviter la dépression par une quelconque activité. Elle aperçut parfois au loin le rat qui n’osait se rapprocher.
La deuxième nuit se passa comme la première, à ceci près que le rat réussit à s’approprier deux biscuits avant que Michelle pût s’en rendre compte. Elle essaya de le poursuivre, mais le rongeur était rapide et les cachettes à sa taille étaient nombreuses. Après une course épuisante, elle renonça et revint lentement à la petite plage. Quelle ne fut sa rage quand elle vit le rat emportant un autre biscuit. Elle ramassa vivement un galet, mais l’animal avait déjà disparu.
Michelle Liu but plus que la ration qu’elle avait planifiée, la poursuite lui avait donné soif. Elle résolut de veiller la nuit suivante pour essayer d’attraper ce satané rat. Pendant toute la journée, elle avait amassé des galets et s’était exercée à viser juste. Le soir, elle avait estimé qu’elle ne s’en était pas tirée trop mal et attendit de pied ferme le petit voleur. Heureusement, c’était la période de pleine lune.
La nuit, elle s’efforça de rester éveillée, attentive à tout mouvement suspect. C’était peut-être le milieu de la nuit, elle aperçut le museau du rat entre deux gros cailloux. Il était méfiant et Michelle se fit violence pour rester immobile ; elle ne devait pas agir prématurément. Les galets étaient à portée de sa main.
Le rat s’enhardit, une petite brise lui amenait l’odeur alléchante des biscuits. L’humaine semblait dormir. Il trottina jusqu’à mi-chemin et s’arrêta, les vibrisses tout frémissant. Il recommença à trottiner, quand Michelle se redressa et lui lança un galet. Il fut touché en pleine cuisse et fit un bond. Il s’en retourna prestement, alors que la jeune fille lançait un autre caillou. Elle n’atteignit que la queue, mais le rongeur poussa un cri de douleur et de surprise. La bête n’osa pas revenir cette nuit.
Le matin, Michelle décida de chercher le rat, elle pensait qu’elle l’avait blessé, ou du moins fortement meurtri, et elle allait l’achever. Elle l’aperçut de l’autre côté de l’îlot, ramassé près d’un rocher. Sa queue faisait un angle bizarre au milieu. Au moins, elle l’avait atteint. À sa vue, le rongeur prit la fuite. Une fuite assez lente, la jeune fille remarqua qu’il traînait un peu la patte. Son tir à la cuisse avait eu un certain succès. Mais le rat pouvait encore détaler.
Michelle était épuisée, tant par sa veillée que par son régime. Elle renonça à poursuivre l’animal. Elle revint à la plage. Ses courts cheveux d’ébène se dressèrent : le rat avait eu l’incroyable culot de venir chaparder un biscuit. Elle lui lança en criant un galet, mais le manqua ; l’animal détala bredouille en sifflant de rage et de frustration.
Les deux nuits suivantes, Michelle veilla tant bien que mal. Le rat avait faim, et sûrement soif, mais il avait essuyé plusieurs tirs de loin. Il ne se cachait même plus le jour et restait hors de portée des jets de pierre. Il traînait la patte, mais il était encore trop preste pour Michelle dont les forces avaient aussi décliné.
Le cinquième jour, la jeune fille avait épuisé son eau. Les biscuits et le poisson séché ne contenaient pas assez d’humidité pour étanche sa soif, et elle envisagea un avenir proche plutôt sombre. Elle n’avait pas encore vu de navire à l’horizon. Elle était exténuée et avait dû réduire son va-et-vient pour guetter un éventuel secours. Le soir, les deux protagonistes se regardaient de loin en chiens de faïence.
Michelle commença à perdre espoir. Elle doutait de pouvoir veiller encore cette nuit, la déshydratation l’avait épuisée et elle craignait d’être assaillie par les hallucinations. Le rat était aussi mal en point, mais l’attrait des biscuits semblait lui insuffler de l’énergie ; il changeait de place de temps en temps, peut-être cherchant le meilleur angle d’attaque, mais toujours hors de portée de tir.
La jeune fille se réveilla en sursaut : le rat s’était enhardi par sa longue immobilité et s’était avancé à mi-chemin. Elle lui lança un galet, mais le tir était devenu imprécis, du fait de son état. La bête recula de quelques mètres et s’y maintint. L’angoisse l’étreignit. Elle eut des pensées noires. Elle n’avait plus d’eau, la nourriture n’avait plus d’importance. Elle ne tiendrait plus longtemps. Ce qui rendait sa situation tragique était la présence du rat. La faim était une chose, mais la soif allait pousser le rongeur à chercher une source hydrique. Et quelle source pourrait être disponible sinon son propre corps à elle ?
Elle se rendit compte qu’elle avait encore sommeillé, quand elle constata que le rat s’était encore rapproché. Elle le menaça, mais il ne bougea pas. Michelle regretta qu’il ne lui restât que les plus lourds galets, ils n’eurent d’autre effet que faire changer de place l’animal. Le matin semblait encore loin, et elle avait horriblement sommeil.
Elle eut un sursaut de lucidité horrifiée, quand le rat s’avança hardiment de quelques mètres. Elle allait joindre les mains pour prier Bouddha, quand elle vit à l’horizon une tache noire. Son cœur bondit dans sa poitrine. Était-ce une hallucination ? Elle admit que son état était déplorable, mais elle ne voulut pas perdre espoir. Elle se précipita sur le petit carton et eut de la peine à sortir et charger le pistolet. Le rat s’était arrêté, intrigué par ce sursaut d’énergie incompréhensible pour lui : l’humaine semblait déjà tellement abattue.
Michelle Liu lança une fusée. Celle-ci laissa une traînée et explosa en une gerbe lumineuse très haut. Le rat s’était reculé, effrayé par la détonation. La jeune fille sut que le navire devait avoir vu la fusée, mais elle était aussi consciente qu’il mettra un certain temps avant de venir la secourir. Il restait encore le rat. Puisqu’elle n’avait plus besoin des autres cartouches, elle pourrait les utiliser pour griller ce sale rat… Mais elle se retint. Elle était sauvée, que lui importait maintenant cette petite créature. Le rat voulait aussi vivre, c’est dans sa nature. Elle grimpa sur le rocher. Elle vit la silhouette s’agrandir à l’horizon. Rien que pour manifester son soulagement et sa joie, elle tira une autre fusée. Elle pensa avec tristesse, mais aussi avec reconnaissance à son père.
En bas, le rat s’était jeté sur la nourriture. Il ne le savait peut-être pas, mais il aurait de plus en plus soif après s’être bâfré de biscuits secs et de poisson séché. Il mourrait sous peu, mais en ce moment, il faisait bombance.
RAHAR