Mardi survint. Comme chaque matin, Laura vint acheter les précieuses viennoiseries. Les gestes pressés et méthodiques du boulanger la ramenèrent tout à coup à la réalité.
« Vite, dépêchons-nous ! s'exclama-t-elle, le bus arrive dans une heure, il ne faut pas le rater ! »
— Francis, Francis ! Le jeune homme trépignait d'impatience et ne fut pas long pour le départ.
Lorsque le véhicule démarra, ils observèrent par la fenêtre les paysages glissants sur leur visage : hommes, femmes, arbres ou maisons paraissaient irréels dans une densité que l'on peut ressentir avant un grand évènement, comme un film au ralenti.
En descendant du car, ils aperçurent un chemin arrondi entre deux haies verdâtres menant au rendez-vous.
— Le chemin des initiés, dit Laura en souriant.
— Celui dont nous parle avec adoration la copine de ta mère, répondit Francis.
Ils rirent de bon cœur et s'élancèrent vivement vers l'immeuble.
En fait, ils étaient morts de trac.
L'un et l'autre avaient imaginé un endroit fascinant auréolé d'une atmosphère subtile aux relents orientaux. Ils furent déçus : la maison des initiés s'élevait au troisième étage, deuxième porte à gauche, au centre d'un bâtiment rectangulaire situé dans la banlieue d'une
grande ville. Sur l'entrée on lisait : " Mr et Mme Philippe Meyer, psychothérapeute ". Ils sonnèrent, et l'ouverture s'opéra sans qu'ils eussent besoin d'attendre.
— Veuillez entrer, dit leur hôte avec gravité.
L'appartement, dépouillé, laissait apercevoir un blanc immaculé semblable à ces bâtisses méditerranéennes ou d'Afrique du Nord que l'on admire dans les livres. Rien, sur les murs, hors quelques symboles comme le pentagramme ou le fameux Yin et Yang. Des hiéroglyphes insolites, discrets, entouraient le tout. Il flottait une forte odeur d'encens et la photo imposante d'un vieillard brillait sur la devanture du salon.
— C'est le Maître ? questionna Francis.
Sans lui répondre, Philippe le dévisagea pendant qu'Andréa, sa compagne, allait chercher le thé. Elle revint avec un grand sourire et se tut.
— Comment avez-vous découvert l'enseignement ? demanda l'homme.
Avec timidité, ils racontèrent brièvement leurs chemins respectifs.
— Avez-vous déjà médité ?
— Hum... un peu..., depuis que nous connaissons votre Maître.
— Ce n'est pas mon Maître, c'est Le Maître ! Appuya l'homme avec déférence, et je suis un de ses disciples.
Autour de la théière fumante, ils s'assirent en cercle au son d'une musique hindoue vaporisée d'encens. On n'entendait pas une mouche voler comme si chacun guettait la parole de l'autre.
— Si vous voulez avoir l'honneur d'être admis, vous devrez étudier l'Enseignement en profondeur et apprendre à méditer régulièrement, dit Philippe en brisant le silence.
— Nous nous réunissons chaque dimanche matin ici, continua Andréa, et nous accomplissons un grand travail spirituel. Il faudra vous y conformer tel que le Maître le demande, dit-elle cérémonieusement.
Philippe raconta qu'il rêvait toutes les nuits et, qu'ayant atteint un certain niveau d'évolution, ses songes comportaient des significations initiatiques qu'il nous révèlerait. L'atmosphère, à la fois étrange et surprenante, achevait d'envoûter les deux amoureux.
— Voulez-vous venir dimanche prochain ?
Proférer un refus leur sembla impensable. Laura et Francis entraient maintenant dans l'enseignement du Maître, comme ils l'avaient espéré...
— Et n'oubliez pas, conclut Philippe ne les raccompagnant, ce monde que vous vivez disparaîtra, pour un mieux. Nous en reparlerons.
L'existence avait-elle pris une autre saveur, un autre sens ? Francis et Laura ne le savaient pas. Fortement impressionnés par cet échange insolite, il leur semblait qu'ils ne pouvaient plus agir comme avant, avec des responsabilités plus grandes sur leur destin.
Un sentiment vague de fierté et d'inquiétude se conjuguait à un nouveau départ qui s'amorçait.
Seule, Laura gardait quelques distances sans l'avouer à Francis. Au bout de peu de temps, elle avait remarqué qu'il ne la regardait plus de la même façon, même ses gestes de tendresses devenaient hésitants. Elle prenait conscience que l'enseignement du guru commençait à rogner, manger, leur petit nid d'amour.
Les dimanches succédaient aux dimanches en créant de nouveaux liens avec des amis différents et de tous milieux. Le rituel austère n'entamait pas l'élan de Francis, mais ennuyait peu à peu sa compagne tout en la culpabilisant : elle avait peur de perdre l'élu de son cœur.
— Tu sais, Laura, je crois que nous devrions arrêter nos soirées tarot, diminuer le tabac, les boites de nuit, afin de nous purifier. Tu as vu ce qu'écrit le maître à ce sujet dans son tome quatre ? finit-il par lui dire.
— Faut pas pousser ; quand même ! s'exclama la jeune femme. Je vais faire des courses, tu viens ?
Il ne la suivait plus. Le guru trônait maintenant sur le même poster que celui découvert chez Philippe et prenait dignement la place du Ché. Des musiques zen, new-âge, grignotaient peu à peu Deep-purple et les Stones et Laura ne comprenait plus rien...
Un drame survint en octobre qui faillit bouleverser la nouvelle vie des amoureux. Philippe, adepte parmi les adeptes, résolut, après maintes réflexions, disait-il, de dissoudre le groupe. Le choc fut grand et plus particulièrement pour Francis et Laura, arrivés récemment. Que se passait-il ? Pouvait-on s'autoriser une attitude aussi radicale sans en avoir informé les membres ?
La situation couvait, paraît-il, bien avant la venue des petits derniers. Philippe et Andréa, las du manque de discipline avéré, que n'avait pas remarqué le couple, avaient décidé de provoquer cet électrochoc ; pour un temps...
Au lieu, comme l'espérait maintenant Laura, de démoraliser Francis, l'évènement soudain le poussa vers une action plus grande et plus engagée. « S'ils me veulent, pensait-il, je dois m'arrêter de fumer, devenir végétarien, lire les livres, méditer plus que jamais ! »
En proie à la peur, le jeune homme atteignit ce but avec courage sans s'apercevoir du décalage qui se produisait avec sa compagne.
Ils vivaient à présent l'un à côté de l'autre. Laura commença à se réfugier auprès de leurs anciens amis qui, voulant l'aider, se firent rabrouer vertement par le nouveau disciple. Elle le regardait, il ne la voyait plus. Elle venait lui parler, il ne l'entendait plus...Ses gestes, maladroits, ses propositions de petits gueuletons appréciés du passé, ses désirs de sorties proposés et dédaignés, achevèrent de la désespérer. Le Maître avait pris pleinement possession de Francis récitant des mantras : om mani padmé oum, om mani padmé oum, om mani... Rien ne le détournerait de sa quête, tout autre choix n'étant qu'illusion, maya...
Fin décembre, sous les encouragements prudents de Philippe et Andréa, Francis partit visiter le groupe mère situé près de Paris. Certaines dates, liées aux équinoxes, solstices et diverses fêtes religieuses associées à l'enseignement ésotérique, permettaient de rassembler les adeptes régulièrement. Francis, flatté, fut reçu et adopté par les anciens qui lui parlèrent abondamment de leur mouvement spirituel préparant l'ère du Verseau dans une grande famille universelle. N'était-ce pas ce qu'il avait toujours cherché : une famille ?
Laura n'était pas venue, mais il ne s'en souciait pas. Son recul l'avait blessé.
À la fin du congrès, il obtint, par miracle, pensait-il, la permission de s'installer dans la communauté spacieuse du sud de la France, sorte d'ashram à l'Occidentale semblable à ceux fondés par les gurus indiens dans leur pays. On avait besoin de nouvelles têtes, d'énergies enthousiastes et juvéniles. Le garçon était aux anges. Dès son retour, il prépara ses bagages et régla ses affaires en cours avec jubilation : l'aventure continuait !
Le recul inquiet d'Hélène, la mère de Laura, les mises en garde de Philippe et d'Andréa, sentant quelque chose leur échapper, rien n'y fit. Laura, elle-même, ne comptait plus et n'essaya pas de le retenir. Elle tenta quand même d'alerter les parents de Francis, mais sans succès. Sa grand-mère, témoin de Jéovah, lui prédit les flammes éternelles...
Ce premier février 1983, Francis, sain de corps et d'esprit, prit le train, en souhaitant à Laura un amour meilleur que le sien. Il partit sans se retourner.
Nul ne sait, depuis, ce qu'il est devenu...
Auteur : Dominique.
Image proposée par Dominique :
Un guru.