Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

  Pour page Le Corse 2 - chaussettes - www.forumfr.com

 

 

   

- Et la Corse ? lui demandais-je un soir.

Il me regarda alors avec un sourire et ses yeux brillèrent un peu. Une sorte de tristesse revint ensuite, il s'excusa en me disant bonsoir.

 

 

La vie continuait. « Oh oui, oh oui... » avait donné son congé et le Tunisien la remplaçait. C'était moins romantique. Le corse, lui, vivait dans la petite chambre, celle que j'avais laissé pour la plus spacieuse des quatre dès que l'occupant de l'époque partit. J'étais le locataire le plus ancien maintenant. Je venais de trouver un stage en comptabilité avec des horaires de père de famille. Le corse ne sortait plus de sa chambre qui sentait le fromage rance et le tabac froid ; la fenêtre semblait ne jamais s'ouvrir.

 

 

Un jour, il vint me voir en souriant :

— Tu connais les chevaux ? me dit-il doucement, je t'emmène sur un hippodrome si tu veux.

— Pourquoi pas, répondis-je innocemment, tu m'expliqueras, je n'ai jamais joué.

Nous sommes partis aussitôt vers une « cabane », ces maisons de jeux sur les bords des terrains de courses, et, dans la voiture, il s'ingénia à me décrire la procédure des débutants, les combinaisons les plus simples, les paris sans risques... En fait, je n'ai joué qu'une fois, au grand désappointement de mon camarade soudain devenu plus familier. « Non, non, je ne suis pas fan de ces choses, je n'aime pas les jeux d'argent. Et puis, perdre 100 francs, ça me suffit : j'ai pas un sou... »

   

 

Il commença alors à me parler de son pays : la corse, l'île de beauté, des Seigneurs :

« Si tu voyais le maquis, à perte de vue, le gibier, le romarin, les odeurs ; elles me manquent les odeurs... »

Le temps passait, et il disparaissait par intermittence.

T'aurais pas 50 francs à me prêter. Je suis un peu juste en ce moment.

Oui mais pas davantage, moi aussi je suis fauché.

Sa chambre sentait de plus en plus et je m'habituai à l'inviter chez moi, par

commodité. Il paraissait de plus en plus renfrogné. Un jour, il lâcha :

J'peux pas revenir chez moi, en corse. J'ai..., j'ai...

— T'as quoi ? Demandais-je, curieux.

— Ah rien, rien...

 

 

La logeuse le regardait d'un oeil bizarre. « Y'a d'l'eau dans l'gaz... » Ces pensées me revenaient régulièrement mais je n'osais aborder le sujet avec un gars aussi fuyant que le Corse, cet homme changeant comme la météo, fuyant et jovial à la fois, attachant et presque repoussant. Un jour, il arriva avec un sourire radieux.

— Tiens, voilà 150 francs pour le total, plus 50 avec les intérêts. Je vais même pouvoir payer mes deux loyers de retard, je me suis refait.

Refait ?

T'occupe. T'es pas content ?

— Si, si. Garde tes intérêts, je n'en veux pas.T'as trouvé du boulot ?

— Non, non. Ce sont des amis...

 

 

Les locataires changèrent, lui restait dans sa chambre rance et noire où la

fenêtre n'ouvrait jamais. Il allait et venait, débraillé et les cheveux en épis, l'air hagard en me disant à peine bonjour depuis que j'avais essayé d'en savoir plus sur sa vie. Il ne me demanda encore qu'une fois 50 francs jusqu'à ce que je ne le revois plus. Un jour où son absence s'attardait depuis près de trois semaines, la propriétaire

vint me voir en me demandant si je l'avais vu :

— Vous n'avez pas de nouvelles du corse, Dominique ? Il me doit trois mois de loyer et je n'arrive pas à le joindre au téléphone. J'en ai marre de lui faire crédit et puis, vous ne sentez pas l'odeur ?

— Bôh, c'est pas grand chose, dis-je pour la rassurer.

— S'il ne m'a pas répondu à la fin du mois, je le vire, glapit-elle. J'en ai marre !

 

 

J'espérais naïvement qu'il réapparaîtrait, qu'il sauverait la situation. Au premier du mois suivant elle vint devant sa porte avec appréhension. Elle m'avait demandé de l'aider, au besoin. En ouvrant, l'odeur contenue surgit comme une vague de chaleur d'un quinze août (on était en février) et nous submergea en emportant avec elle un relent de gruyère fermenté à l'ail et au jus de chaussettes encrassées depuis des lustres. Une poussière s'éleva tel un tsunami dans un noir presque opaque sur des vêtement crasseux entassés. Çà et là, des papiers gisaient au milieu de bouteilles entamées et de slips couleur de merde. Le lit, pas fait, s'ouvrait sur des sacs décharnés, et un cendrier rempli trônait sur le drap brûlé par endroits. La sueur, le

renfermé s'évaporaient lentement par la porte...

Il fallut une journée entière pour nettoyer et assainir la pièce ( désinfecter

diraient les mauvaises langues). On apprit un peu plus tard que la police le

recherchait pour dettes de jeux dans la région, et d'autres exactions plus grave en Corse. L'homme figurait parmi les truands dangereux du milieu.

 

 

Devant la nouvelle, notre logeuse faillit s'évanouir mais se remit de son malaise en se vantant d'avoir résisté victorieusement aux avances d'un bandit... Je l'aimais bien, le Corse, je crois que j'aurais pu l'aider en dialoguant davantage. Il ne m'a pas laissé le temps. Le voulait-il ? Le voulais-je ? Et qu'aurais-je fait à sa place ? Je ne sais pas, après tout. Il y avait comme une fatalité dans son regard, comme une malédiction.

 

 

On ne l'a jamais revu.

   

 

Dominique Biot

 

 

Pour page Le Corse 2, Dominique Biot - interrogation1024 - www.linternaute.com

 

 

 

Tag(s) : #Les nouvelles et poèmes de Dominique
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :