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Je viens de fêter mes trente ans, hier. Harvey n’était pas venu… ni Amanda non plus, d’ailleurs. J’avais rompu en toute lucidité : Harvey et moi ne sommes pas faits pour être ensemble. Lui est exubérant, plein d’énergie comme de la dynamite, il ne tient pas en place. Moi, j’aime le calme, le romantisme. Harvey est fan de rock, surtout métal ; je me rends compte que je ne pourrai pas supporter longtemps cette cacophonie. Je tolère le style yéyé des années soixante, mais je préfère le classique qu’Harvey qualifie à tort de sirupeux et soporifique. Quand je lui ai présenté Amanda, fraîchement revenue du vieux continent, j’ai tout de suite su que j’allais le perdre. Ils ont le même goût, le même enthousiasme resté juvénile, la même addiction aux sorties en boîte… et un penchant commun à la boisson forte.


C’était Amanda qui m’avait choisie comme amie, peut-être pour le contraste. Je l’aime bien, mais j’évite autant que possible de faire le premier pas. Si je n’étais pas assez aisée, les mauvaises langues diraient que je profite d’elle, car c’était toujours Amanda qui m’invitait à un goûter, un vernissage ou autre mondanité… ou frivolité. J’accepte de suivre un rythme plus rapide pour sortir un peu de l’ordinaire, mais deux fois par semaine me semblent raisonnables.


Je n’en veux ni à l’un, ni à l’autre. Je suis assez réaliste pour rendre sa liberté à Harvey. Mais six mois de vie commune ne sont pas faciles à effacer d’un coup. J’ai eu un moment de déprime que mes autres amis ont compris. Comme cadeau d’anniversaire, Billie ma meilleure amie, m’a offert de l’accompagner à l’île Tortuigue, tous frais payés. Nous allons prendre en même temps quelques jours de congés, et cela me changera les idées.


L’île Tortuigue est le lieu de villégiature chic, fréquenté par les célébrités et les nantis. Les tarifs, pour moi scandaleux, ne sont pas à la portée de tout le monde. Billie a l’avantage d’être la fille d’un grand restaurateur de l’île, et étant fille unique, elle peut se permettre de se faire gâter ; bien qu’elle gagne très bien sa vie. Il y aura des célébrités aussi séduisantes que riches, mais on sait la vie de patachon que mène la plupart d’entre eux et le caractère éminemment versatile de leur vie sentimentale ; je ne me fais pas d’illusion, ce ne sera pas pour trouver l’âme sœur que je vais là-bas.


On accède à l’île généralement par le ferry. Étant un endroit essentiellement touristique, le seul terrain dégagé a été aménagé en immense green de golf. Il y a bien un héliport, mais il n’est utilisé que pour les urgences et éventuellement l’approvisionnement en denrées très périssables. Il est très rare que trois heures de traversée infligent le mal de mer aux touristes, mais le cas échéant, le petit dispensaire très moderne du ferry est bien pourvu en médicaments.


Le bâtiment n’est plus de la première jeunesse, c’est un ancien cargo qui a coulé à relativement faible profondeur, puis renfloué, transformé par un hôtelier visionnaire. Le rafiot est devenu un ferry de luxe, renfermant des trésors de statuettes et de tableaux dans l’immense salon. Le service, bien que bref, est digne d’un restaurant à plusieurs étoiles. Il y a bien des cabines luxueuses, mais la plupart du temps, ce sont les jeunes et riches amoureux qui les louent. L’aménagement du pont a été particulièrement soigné, et la majorité des gens s’y cantonnent. Bien que les tarifs pratiqués soient — toujours selon moi — démentiels, l’affaire est juteuse ; toutefois, le retour sur les investissements n’est pas encore pour demain.


   Billie et moi profitons des derniers rayons du soleil sur le pont encore grouillant, avant de goûter au fameux café du maître-coq dans le luxueux salon. Je repère quelques célébrités du show-biz. Certaines me dévisagent et j’imagine le rouage qui tourne furieusement sous leur caboche, essayant de mettre un nom sur ma jolie frimousse… en vain ; je suis peut-être une nouvelle starlette… ou une starlette insignifiante malgré ma beauté et ma plastique. Billie, elle, est connue de certains : dame, la fille du plus grand hôtelier du coin. Je repère bien des beaux gosses, mais je joue l’indifférente, je ne tiens pas à être sous le feu des projecteurs, en cas de scandale.

 


Je suis en train de contempler le reflet rougeâtre du soleil couchant sur une mer légèrement agitée, quand une silhouette me cache brièvement la vue, au bout du pont. C’est une petite fille de quatre-cinq ans qui sautille comme un farfadet. Je suis frappée par son habillement : une petite robe en organdi, des broderies en nid d’abeille pour le haut, une large ceinture de soie ; je me rappelle un vieux magazine de mode de ma grand-mère. La mère veut peut-être lancer une mode rétro pour sa fille. Je suis la petite du regard ; elle est tout de même mignonne, dans sa robe insolite. Elle se dirige vers le salon, mais avant de disparaître, elle se tourne brusquement vers moi. Nos regards s’accrochent l’espace d’un moment. Mon cœur fait inexplicablement un bond dans ma poitrine, puis la fillette disparaît après un charmant sourire.

 

— Dis Billie, qui est donc la petite fille qui vient d’entrer au salon ?

— Quelle petite fille ?

— Mais celle qui sautillait sur le pont. Tu ne pouvais pas la rater, elle est vêtue à l’ancienne mode, en bleu.

— Désolée ma chère, mais je n’ai rien vu de tout cela. Tu as peut-être trop appuyé sur le Martini.

— Je te jure…

— Ta ta ta, le grand air t’a certainement monté à la tête, rentrons, on va se prendre un bon café. Et puis il commence à faire un peu frisquet et sombre.

Je n’ai pas insisté, mais je jure que je n’ai pas rêvé. Je revois encore ce regard insistant qui m’a étrangement remuée. Pourquoi moi ? Elle connaît peut-être tous les habitués, faisant probablement souvent la traversée, et elle a été intriguée par la nouvelle que je suis. Mais comment a-t-elle directement dirigé son regard sur moi, noyée parmi les passagers qui prennent l’air ?

 

Tout le monde a fini par rentrer au salon, s’asseyant autour des tables fixées au plancher, sirotant, qui du café, qui de la bière. Un tangage plus appuyé fait vaciller ceux qui étaient debout, ce qui provoque un éclat de rire que je trouve un peu nerveux. Je ne m’y connais rien en matière de construction navale, mais j’ai entendu dire que ce ferry possède des stabilisateurs qui devraient contribuer au confort des passagers. Soit c’est un bobard, soit ces dispositifs ont une réputation surfaite.


Un steward annonce que nous ne sommes plus qu’à moins de deux milles de notre destination et que le bar va fermer. Une autre annonce nous informe qu’un ouragan vient de se former un peu plus loin et que la houle pourrait se lever ; il serait donc judicieux de rester à notre place et de limiter les déplacements. Effectivement, nous commençons à être secoués. Par les vitres, nous ne voyons plus que la faible lueur du crépuscule et la pluie qui vient de tomber dru. Un reflet attire mon attention. C’est la petite fille en bleu qui s’agite au fond de la salle ; en fait, elle me fait coucou de la main. Non, mais je me fais des idées. Comment peut-elle savoir que je peux voir son reflet sur la vitre ? je me retourne. Je la cherche des yeux, mais je ne la trouve pas. Curieux !

Certains se plaignent aux stewards du roulis insupportable, mais ceux-ci leur rétorquent avec plus ou moins de courtoisie qu’ils n’y peuvent rien, mais que sûrement les stabilisateurs font certainement de leur mieux. Je constate un va-et-vient, beaucoup ont certainement fini par avoir le mal de mer. Je me rends compte que mes tripes commencent aussi à gargouiller de façon inquiétante. J’envie Billie d’avoir l’estomac bien accroché. Je profite de ce que le défilé des nauséeux titubant s’éclaircisse pour me diriger vers les toilettes, en bas.


Au fond du couloir étroit, j’aperçois un bout de robe bleue qui disparaît dans un coude. Une drôle de coïncidence. Mais pourquoi cette petite fille n’est-elle pas accompagnée ? Peut-être fait-elle si souvent le trajet qu’elle est habituée au ferry et n’a plus besoin de nounou. Mais quand même ! Je vomis tous mes boyaux, ce qui m’épuise au-delà de ce dont je m’attendais. Je contemple avec effarement mon visage devenu olivâtre, dans le miroir du lavabo. Mon maquillage me donne l’impression d’un masque spectral. Du coin de l’œil, je perçois un mouvement sur le côté du miroir et je me retourne brusquement. Rien ! Je glousse bêtement, mon état déplorable me fait imaginer des trucs. J’entends des vomissements dans les autres salles d’eau. Je m’attarde un peu pour essayer de rafistoler mon maquillage, quand le ferry accuse un choc violent accompagné d’un terrifiant bruit de déchirement sourd, et je tombe à la renverse, jambes en l’air.


Un brouhaha inquiétant me parvient du salon. Un étau me serre le cœur : on a manifestement heurté quelque chose d’énorme. Je me relève précipitamment et je m’élance pour remonter au salon. Je n’ai trouvé des toilettes vides que vers le fond, et il me faut traverser une vingtaine de mètres de couloir. Un roulis important fait se pencher fortement le ferry et je suis déséquilibrée. Je vois du liquide s’engouffrer du fond du couloir, il y a donc une importante voie d’eau ; l’idée horrible que nous allons couler me traverse l’esprit. Le bâtiment prend du gîte et un brusque tangage me précipite en arrière, m’éloignant encore plus de l’accès à l’escalier. Devant moi, d’autres personnes qui se sont soulagés hurlent de terreur, n’ayant absolument rien à quoi se raccrocher. Sur un autre important tangage, je vois avec horreur des chaises et des tabourets du salon dévaler l’escalier, s’écrasant sur des têtes et des corps dans un tumulte insoutenable. J’ai été épargnée, mais la voie est désormais bouchée. Désemparée, je retourne dans la salle d’eau, ne sachant quoi faire. Impossible de m’échapper par le hublot, mes hanches ne passeront pas ; d’ailleurs, cette ouverture est scellée.

 

 

 

A suivre

 

 

RAHAR

 

 

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Illustrations :

Abeille Bourbon, détail, photo Lenaïg

Poupée en robe blanche et bleue, photo du net : www.univers-poupees.com

 

 

 

Tag(s) : #Les nouvelles de Rahar
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