Histoire louche
Le Père André était curé de la petite paroisse rurale de Genesézou. Vivant chichement comme tous ses confrères, il avait cependant la chance, lui, d'avoir une bonne, une "bonne de curé", prénommée Marinette, qui s'occupait parfaitement des soins du ménage.
En ce jour de Confirmation à Genesézou, elle dut se surpasser, mettre les petits plats dans les grands afin de recevoir dignement Monseigneur l'Evêque et sortir, pour
la circonstance, le magnifique service de table en porcelaine fine et l'argenterie de luxe, offerts en toute légalité au Presbytère par le Comte de Quiquengrogne lors de la Révolution de
1789,
quand lui prit l'idée de fuir en Angleterre (où, hélas dénoncé par son dévoué métayer, il n'arriva jamais, la guillotine lui ayant coupé la route et la tête avant même qu'il put rejoindre le bateau).
Bref, depuis ce jour, la riche vaisselle appartenait en toute propriété au pauvre presbytère, et les desservants successifs en avaient la jouissance.
Mais revenons à nos moutons, ou plus exactement à leurs pasteurs.
Avant de se mettre à table, le Père André fit à Monseigneur les honneurs de son presbytère, rendu plaisant grâce aux soins de Marinette : le bureau, sobre comme il se doit – la chambre de Marinette (rideaux coquets, napperons brodés, fleurs sur la table), puis au fond du couloir, la très ascétique chambre du Père André, proche d'une cellule monacale. Le lit recouvert d'une pauvre couverture de coton grisâtre, une chaise branlante et un prie-dieu, face à un austère crucifix, en formaient tout le mobilier.
Dans l'escalier brillamment ciré, à la suite de Marinette vêtue de sa plus jolie robe, Monseigneur chuchota à l'oreille du prêtre :
- Mais... elle n'a pas l'âge canonique, cette personne ?
- Hélas non, Monseigneur, mais c'est la seule qui ait accepté ce travail ingrat et mal payé.
On passa à table. Le bouillon du pot-au-feu fut servi à l'aide de la magnifique louche du service Quiquengrogne , dont le manche, admirablement serti de pierreries fines, fit l'admiration du prélat, fin connaisseur en objets d'art, qui analysa sa facture avec compétence et, sembla-t-il, un brin de convoitise.
Le soir, en lavant la vaisselle, Marinette, ne trouvant pas la louche, la chercha partout : dans la bassine, dans les placards, dans les tiroirs, derrière la cuisinière, dans la poubelle : point de louche.
Elle fit part de son inquiétude à son patron, qui lui aussi se mit fébrilement à chercher l'objet précieux dans les tiroirs, les placards, la poubelle et derrière la cuisinière : toujours point de louche !
C'était très louche.
L'abbé se souvint des regards admiratifs de l'évêque envers cet objet, et un affreux soupçon lui traversa l'esprit – presque un blasphème : Monseigneur aurait-il emporté la louche ??? – Mais si c'était par mégarde, il la lui renverrait aussitôt rentré à l'évêché.
Au bout d'une semaine, sans nouvelles de la louche, le Père André écrivit à son évêque une lettre qu'il tourna le plus délicatement qu'il put :
"Monseigneur,
"Je n'insinue pas que vous ayez volé la louche du comte de
" Quiquengrogne, mais ne la retrouvant pas, je suppose que vous
" l'ayez peut-être emportée par mégarde. En ce cas, etc...
" Daignez, Votre Excellence, agréer l'expression de ma respectueuse
" et sincère dévotion.
La réponse ne se fit pas attendre : le surlendemain elle arriva dans une enveloppe aux armes de l'épiscopat et écrite en ces termes :
"Mon cher Fils
"Je n'insinue pas que vous couchiez avec Marinette, mais si
" vous aviez passé ne fut-ce qu'une seule nuit dans votre lit,
" vous eussiez retrouvé votre précieuse louche... etc...
"Je vous prie d'agréer, mon cher Abbé, l'expression de mon paternel
" dévouement "
Voilà l'histoire, telle qu'elle nous fut relatée par Monsieur André, veuf, résidant d'une maison de retraite près de Genesézou, qui ne se cachait nullement d'être un ancien prêtre, officiellement "rendu à l'état laïc."
Margoton
Illustrations :
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Louche et toute la ménagère en argent : www.lamisesarts.fr
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Pousse de fougère en crosse d'évêque : www.travelpod.com
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Louche en argent : www.antiques.delaval.com
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Crosse d'évêque : www.houssard.fr