En chemin, il entendit l’écho d’un groupe électrogène. Certainement des orpailleurs au boulot. La sagesse était de les éviter à tout prix pour ne pas risquer un affrontement inutile, on l’accuserait de vouloir voler leur site aurifère. En consultant sa boussole, il décida de se diriger vers le nord, vers les chutes du Guyanara. Alors qu’il franchissait un talus, il fut ébloui par le soleil montant… et il en resta baba. Incrédule, il vérifia sa boussole ; elle indiquait bien le nord… et pourtant il se dirigeait plein est ! Il se rabattit sur le GPS ; il lui disait que les chutes étaient à une centaine de mètres. Foutaises ! Il n’entendait pas le grondement caractéristique des cataractes, il ne voyait à perte de vue que le vert déprimant de la forêt. Avançant encore de quelques pas, son regard fut attiré par un arbre fourchu bien particulier. Ça alors ! Il aurait donc tourné en rond ? Ce n’était pas possible, depuis qu’il avait entendu les orpailleurs, il n’avait dévié que de quelques degrés et il savait tout de même suivre une ligne droite, ce n’était pas la première fois qu’il se déplaçait en forêt. Mais le fait était là : sa boussole indiquait le nord, le soleil lui montrait l’est, et le GPS semblait lui mentir sans vergogne.
Voyons, un endroit ne peut pas être maudit, il devait y avoir une explication rationnelle. Des anomalies magnétiques ! C’était ça,
mais oui. Bon, ça pouvait expliquer des troubles de l’orientation chez les disparus, mais encore fallait-il expliquer la mutilation des morts découverts, blessures incompatibles avec une attaque
peu probable de la faune, d’après les gens. Y aurait-il un prédateur qu’on n’avait pas encore découvert dans cette jungle ? La cryptozoologie avait quand même permis la découverte d’espèces
ignorées jusqu’à ce siècle.
Désorienté mais déterminé, il décida de se fier au soleil. Il grimpa à un arbre et tenta de se repérer. Il aperçut au loin les deux
mamelons ; ils étaient normalement au sud. Si l’on se fiait aux cartes, les chutes devraient se situer au nord. Il laissa donc le soleil à sa droite. Après quelques kilomètres, toujours pas
de grondement liquide. Pas de doute, les cartes étaient fausses. Pire, en montant sur un arbre, il aperçut le même arbre fourchu devant lui. C’était invraisemblable, il ne pouvait pas retourner
sur ses pas en marchant tout droit à l’opposé, bon Dieu ! Et pourtant le soleil était maintenant à sa gauche, poursuivant sa course. Se pourrait-il qu’il y eût deux arbres fourchus
semblables ? Pas besoin d’être statisticien pour en déterminer la très faible probabilité.
Se sentant fatigué et sale, Jean se mit à la recherche d’un abri pour sa seconde nuit. Il ne put trouver qu’une sorte de niche peu
profonde dans une butte calcaire. Il trouva des bananes plantains et alluma un feu devant la niche pour les cuire ; elles accompagneront bien les rations un rien fades. Il amassa des
branches mortes, malheureusement inermes, pour former tant bien que mal un semblant de porte, et les pulvérisa quand même d’extrait de poivre. C’était tout ce qu’il pouvait faire.
Il avait eu l’intention de contempler le ciel nocturne jusqu’à la consomption du feu, mais de nouveau, la sensation désagréable d’être
épié le mit mal à l’aise et il décida de se réfugier dans sa niche. Alors qu’il se retournait pour jeter un dernier coup d’œil à l’insondable obscurité, il se figea : au loin, à environ un
kilomètre, une lueur féerique dansait ; on aurait dit une mini aurore boréale avec ses rideaux de lumière mouvants. Décidément, l’hypothèse de l’anomalie magnétique se précisait. Secouant sa
fascination, Jean s’empressa de sortir son appareil et mitrailla avec fougue l’insolite spectacle. Il n’avait entendu personne mentionner ce phénomène ; aurait-il été privilégié ? Il
laissa son appareil en bandoulière.
Il venait à peine de s’assoupir, quand une lourde masse s’abattit sur lui, l’oppressant à la limite du supportable. Réveillé en sursaut,
cherchant désespérément de l’air comme un poisson hors de l’eau, il tâtonna fébrilement pour retrouver sa torche de sa main gauche, alors qu’elle était à sa droite. Il essaya de repousser
l’intrus, une ombre indécise, qui lui soufflait à la face une haleine fétide. En se débattant comme un forcené, son coude heurta la lampe qui roula. Une mâchoire baveuse chercha son cou, mais
comme Jean se tortillait, les crocs acérés ne se plantèrent que dans on épaule.
Hurlant de terreur et de douleur, le pauvre homme rua, y mettant ses dernières forces et aidé par une poussée providentielle
d’adrénaline. Sa main agrippa finalement la précieuse torche, après que des griffes monstrueuses eurent lacéré ses bras. Rien ni personne ! À la lumière violente de la lampe, il constata
qu’il était seul.
Un agresseur n’aurait pas eu le temps de s’enfuir : le monstre était encore sur lui quand il avait allumé. De toute manière, le semblant de porte de branchages était intact. Non, il n’avait pas rêvé, en témoignaient ses blessures aux bras et la morsure à son épaule. Comme un somnambule, il farfouilla dans son sac, tel un automate parkinsonien, en extirpa avec peine le coffret de premier secours, badigeonna en grimaçant ses blessures avec de l’alcool iodé, avala quelques comprimés d’antibiotique et s’accorda une lampée de bourbon de sa flasque d’argent.
Le savant était abattu, il n’y avait aucune explication scientifique ou rationnelle à ce qui venait de lui arriver. Ce n’était
certainement pas psychosomatique, il était mentalement et psychologiquement stable, il était peu perméable aux croyances superstitieuses. Une peur insidieuse commença à s’infiltrer dans son
esprit. Devant l’inconnu qui ne pouvait pas être enfermé dans une cage d’équation mathématique, le scientifique perdait ses moyens et retombait au niveau de l’individu moyen, vulnérable à la
terreur brute.
Un point semblait toutefois être encourageant : l’entité ne supportait pas la lumière. Jean fit un rapide calcul. Il avait besoin de huit heures de clarté. Les leds, bien que de faible consommation, étaient sensibles à la courbe de décharge des piles et leur luminosité pourrait décliner drastiquement bien avant l’aube. Jean ignorait le seuil de tolérance du monstre mais il ne pouvait faire autrement que de laisser allumée sa torche.
A suivre
RAHAR
Photo du net (album Fantaisies 5).