Agathe au comptoir d’accueil
Pierre prenait de l’âge au compteur et sa mémoire flanchait plus souvent que parfois.
Donc, la haute direction, par respect pour ses droits d’aîné, lui avait imposé une préretraite qui lui permettait conditionnellement de travailler sur un horaire de deux jours
semaine : les lundis et les mardis seulement. Voici les deux conditions qui assujettissaient le nouveau contrat de travail du vieux Pierre : primo, demeurer silencieux sous la
surveillance sévère d’Agathe Lapierre, nouvelle recrue de cet univers aux assises solidement ancrées dans les mœurs de la majorité des bons citoyens et deuxio, laisser ses souliers à la
porte d’entrée.
Occuper le poste de contrôleur exigeait une rigueur à toute épreuve et Pierre avait perdu la boule depuis longtemps. Fait reconnu par tous, sans aucune équivoque. Bien sûr, cela avait généré d’affreux problèmes aux conséquences désastreuses pour la sécurité de cet espace aérien qui était devenu une passoire ouverte à la ratatouille née de tous azimuts.
Ce ne fut pas une mince affaire pour Agathe Lapierre de remporter le titre de contrôleur au sein de cette entreprise dominée par des esprits étroits, sexistes et rébarbatifs aux droits d’égalité des femmes, mais ses airs angéliques avaient eu gain de cause sur tous ses rivaux. Désormais, Agathe portait le précieux collier de pierres de sardoine et tenait en main, le sceptre rouge sardonique. À la guerre comme à la guerre ! Pour grimper dans l’échelle, il faut ce qu’il faut : le bon bout du bâton pour ne pas dire le bon outil, celui du feu sacré.
***
Ailleurs, ce dimanche-là, Séraphin* boudait Donalda, son épouse qui menaçait de le quitter s’il
n’allait au bois lui bûcher un sapin de Noël.
- Femme ! Tu n’y penses pas ! Sacrifier un sapin sur ma terre en bois debout pour tes caprices de créature ! Pis après, tu vas vouloir des décorations dedans ? Ça va coûter la peau des fesses tout ça ! J’imagine que tu voudras de l’électricité dans tes lampions. Tes folies me mèneront à la ruine. J’ai dit non !
- Séraphin Poudrier ! Espèce de grippe-sou, mauvais oncle Picsou ! Tu sauras que Noël c’est pour tout le monde ! Je veux mon sapin devant notre cabane de suite, sinon, je t’i’slam la porte au nez maintenant.
Furieuse, Donalda lui claqua la porte au nez avec tant de violence que Séraphin en vit des étoiles puis une autre grande porte s’ouvrit devant ses yeux. Une sourde peur l’envahit quand il aperçut l’affiche bleu pervenche sur le mur qui lui faisait face : Dieu est occupé. Puis-je vous aider ?
***
-Approchez !
Au son de la voix qui l’interpelait, sa tête pivota vers la gauche à angle droit et ses yeux roulèrent d’incrédulité devant l’apparition de cette femme aux trois paires d’ailes qui la revêtaient entièrement.
- Je me présente. Agathe Lapierre, tenancière en chef des lieux célestes. Déclinez-moi vos noms, vos origines et vos fonctions. Étalez sur cette table tous vos péchés. Videz vos poches dans ce panier à salade.
En état de choc, Séraphin n’offrit aucune résistance. Il obtempéra sur le champ.
***
Agathe Lapierre jeta un œil sur la table où elle vit les sept gros vilains péchés capitaux que venait de laisser tomber avec fracas l’avaricieux Séraphin Poudrier qui se
sentait dans ses petits souliers devant cette femme à plumes.
- Viande à chien ! Vous n’allez pas me refuser de voir le curé pour ma confession et mon absolution ! Vous n’avez pas le droit !
Agathe sortit son tampon au fer rouge et oblitéra le front de Séraphin : Entrée refusée.
- Ici, vous n’avez rien d’un Séraphin. Taisez-vous et chaussez ces sabots de charbons ardents. C’est à votre tour de danser la gigue du pendu pour payer votre dette. Vous voyez cet escalier au fond du corridor ? Il mène au sous-sol, votre destination. Allez oust, au trou !
Fière du devoir accompli, aux anges, Agathe referma le grand livre des minutes enregistrées au registre
céleste.
Marie Louve
* Séraphin Poudrier, né du roman « Un homme et son péché» écrit par Claude-Henri Grignon.
« L'histoire se passe lors de la colonisation du Nord
(la région des Laurentides au Québec vers la fin
du XIXe siècle (env. 1885-90), à Sainte-Adèle. Un homme sans scrupule, Séraphin Poudrier, domine la petite communauté en utilisant sa richesse.
Maire du village, il épousera Donalda Laloge, après que le père de celle-ci, incapable de rembourser sa dette, la lui donne en
mariage. Donalda, une femme douce et soumise qui était promise au bel Alexis Labranche, vivra plutôt sa vie en fonction des volontés de cet avare mesquin et méprisant, mais ne se laissera jamais
abattre par sa situation. Nous visitons la région du nord de Montréal à travers les familles Fourchu, Laloge et Bouchonneau, sans oublier le curé Labelle et la riche héritière.
Sources : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Belles_Histoires_des_pays_d'en_haut »
Avec la participation de Di pour le choix de la vidéo :
Illustrations cueillies sur le net :
- Portrait de Folcoche de Vipère au poing d'Hervé Bazin (détournement d'image de Lenaïg : voir ici l'austérité sans faille de l'Agathe Lapierre de Marie-Louve, qui trône au grade le plus haut de séraphin dans la hiérarchie céleste), en lui rajoutant les six ailes qui siéent à sa condition.
- Représentations de séraphins divins.
- Portraits de Séraphin Poudrier : photo puis dessin de Serge Chapleau.