La vieille camionnette bringuebalante roule sur le chemin forestier. Jean a préféré ne pas prendre la route principale afin d'éviter de mauvaises rencontres. Pendant un moment, perdu dans ses pensées, il reste silencieux. Puis, s’adressant à Benoît, il s'enquiert : « Au fait, je ne sais toujours pas qui tu es, d'où tu viens et ce que tu faisais par ici. »
Préférant mentir sur son identité tant la situation présente semble irréelle, il choisit naturellement le nom de son meilleur camarade.
– Je m'appelle Benoît Tavel. J'habite Bordeaux, je suis médecin. Je rendais visite à un oncle qui réside à Floirac.
– Et bien ! Quelques soient les raisons qui t'ont amené ici, je te dois une fière chandelle. Bon, je vais te déposer à la gare de Bouilac. Tu pourras rentrer à Bordeaux. Il est préférable que tu ne t'éternises pas ici.
– Mais, je peux vous accompagner. Vous aurez peut-être besoin d'aide.
– Non, tu en as assez fait. Et puis, par les temps qui courent, on a besoin de docteurs.
Il freine devant la gare. Benoît descend.
– Bonne chance mon ami.
– Bonne chance à toi, mon gars.
Ils se donnent une accolade. Le véhicule redémarre aussitôt, laissant entrevoir un épais nuage de fumée. Assis sur un banc devant la gare, Benoît se remémore la journée qui vient de s'écouler. L'aube est à peine levée et il est seul, perdu dans ses pensées. A ses pieds, gît son sac à dos dans lequel Mamette avait pris soin de déposer avant son départ : une dizaine de bougies, une fiole contenant une potion et noter sur une feuille de papier la formule qu'il devrait prononcer pour revenir à l’ère moderne. Il se lève, cherche un coin discret où installer son matériel. Il allume les bougies, les dispose en cercle, se place au centre, avale la potion, ouvre le feuillet et réfléchit. Les De Laville ont toujours été à l'origine des malheurs de sa famille depuis des siècles. Benoît se souvient parfaitement d'Anne De Maison, son aïeule dont son grand-père lui a parlé. Il sait ce que ce dernier a subi durant la guerre. Lui-même s'est vu refuser la place dont il rêvait à cause d'un De Laville. Oui, bien sûr, il vient de changer le futur de Jean et sans aucun doute le sien par la même occasion. Mais, ceux qui les ont précédés, quelle a été leur vie ? Il se rappelle les recommandations de Mamette : « Surtout, Benoît. Après avoir prononcé la formule, tu dois préciser 2019 pour revenir vers moi. Benoit, tu as bien compris ? »
Comme dans un rêve, il prononce la litanie. Puis, au moment d'énoncer la date, il se ravise et crie : « 1789 ! »
Les bras allongés, comme pour prendre son envol, il pense être soulevé par une légère brise et ainsi flotter jusqu'à sa prochaine destination. Il n'en est rien. C'est un vent violent qui le soulève et le secoue dans tous les sens. Terrorisé, il se découvre à quelques mètres du sol. La tempête s'intensifie. C'est à présent une explosion d'éclairs qui illumine le ciel et le fracas du tonnerre qui retentit dans la vallée. Son corps reste immobile, comme tétanisé. Le voilà entraîné à la vitesse de la lumière dans un tunnel sans fin. Des cris et des hurlements retentissent. Il perçoit des ombres cauchemardesques. Il voit défiler devant ses yeux certains moments de sa vie. Le voilà en compagnie de ses parents, de Mamette, de ses grands-parents. Il voudrait les prendre dans ses bras mais le cyclone se déchaîne et l’entraîne toujours plus loin. L'opacité est totale, menaçante, sans fin. Plus rien ne peut le sauver. Le vide est omniprésent. Il est condamné au néant.
Fin
Victoria