Bonne fête, toutes les mamans !
Lenaïg
« L’Embuscade », c’était le petit troquet de ma grand-mère. L’établissement portait bien son nom car le quidam qui y entrait n’avait aucune certitude quant à l’état dont il en sortirait. Mémé Angéline avait ouvert ce petit café dans les années 1930. Il était idéalement situé non loin de la gare et aussi bien fréquenté par les habitués que par les voyageurs de passage ou les cheminots en pause entre deux trains. Une petite épicerie prolongeait l’ensemble. Et, avec l’aide de ma mère qui venait quelques heures par jour, elle s’occupait de ces deux commerces.
Du haut de ses 1,55 m ou il serait plus juste de dire malgré sa petite taille et sa frêle silhouette, mémé Angéline était une maîtresse femme qui savait diriger sa boutique. Certains anciens clients se rappelaient même que pendant l’occupation, elle avait viré manu militari un groupe d’Allemands passablement avinés qui s’attardaient un peu trop au bar et troublaient la quiétude du quartier. Durant quelques années, elle agrandit son affaire en créant un restaurant ouvrier lors de la construction du barrage. Il faut dire que sa cuisine simple mais copieuse et goûteuse faisait saliver. Hormis les spécialités du Cantal dont elle était native telles que l’aligot, la truffade ou la potée, elle pouvait avec deux carottes, quelques pommes de terre et trois navets vous concocter le plus fameux des potages.
Mais, l’Embuscade représentait surtout les précieux moments de mon enfance et la saveur de la limonade-grenadine qu’elle me servait lorsque je m’installais dans un coin de la salle sur une de ses jolies tables en marbre rouge. De là, j’écoutais toutes les conversations et j’aurai pu écrire si je n’avais pas été aussi jeune « Brèves de comptoir » moi aussi. J’ai encore en mémoire quelques figures du bistrot qui savaient animer une soirée.
Mon préféré était Pédro, arrivé d’Espagne après la guerre civile et employé comme maçon pendant l’édification du barrage. Il était courtaud mais trapu et tout le monde s’accordait à dire qu’il était bosseur, appliqué et professionnel. Il n’était jamais reparti et avait facilement retrouvé un employeur. S’il s’escrimait toute la journée, le soir, il se laissait aller à son penchant pour l’alcool puis emplissait le bar des chants de son pays. Et quand mémé Angéline l’interrompait en disant : « Pédro, vous avez assez bu, il est temps de rentrer ». Il prenait la porte où l’attendait invariablement, le chien-loup de l’hôtel Terminus qui bizarrement lui était très attaché et le suivait partout et s’écriait :
« No entres Kiki ! Aqui nadie te ama ! ». (N’entre pas Kiki. Ici personne ne t’aime !).
Puis, il faisait le tour de l’établissement, passait par derrière, traversait la cuisine et surgissait à nouveau dans le café en criant : «Estoy aqui ! » (Je suis là !) provoquant le fou-rire général des autres consommateurs.
Tonton l’abbé n’avait rien à lui envier. Personne n’a jamais pu m’expliquer le pourquoi de ce surnom. Peut-être traînait-il un passé d’ecclésiastique ? Mais sans certitude, bien sûr. Ce dernier passait son temps à imaginer des blagues. Mes deux tantes en firent les frais.
La première, tata Elisabeth qui surgit à l’improviste un matin pour demander comment cuire les jaques (châtaignes dépouillées de leur peau) et s’entendit répondre par ce dernier : « Très facile, il suffit de les jeter dans l’huile bouillante ». Le résultat ne se fit pas attendre. Tout à coup, nous entendîmes en même temps les hurlements de ma tante et une effroyable pétarade. Tout le monde se précipite vers la cuisine. Quelqu’un ouvre la porte puis la referme aussitôt. Tels des boulets de canon, les jaques bombardent la pièce. Ma tante s’est réfugiée sous la table. Mais, laissant sans état d’âme, la cuisinière à son triste sort, les clients s’étranglent de rire.
La seconde, tata Suzanne s’était improvisée depuis quelque temps éleveuse d’une douzaine de poules mais se plaignait constamment du peu d’œufs qu’elles fournissaient. Quelle ne fut pas sa surprise, un matin, de découvrir sur chacun des neuf œufs de la ponte une inscription : SI- tu –veux –qu’on- ponde- donne- nous- à- manger.
Je me souviens également des interminables parties de belote lors des jours de congé pluvieux et du tiercé du dimanche où les pronostics allaient bon train autour des journaux Paris Turf ou La Montagne. Avec l’âge mémé Angéline avait laissé tomber la restauration mais continuait à tenir son café. Comme elle ne pouvait envisager de prendre sa retraite, ses clients lui auraient trop manqué et l’inactivité n’étant pas son fort, elle resta derrière son comptoir de zinc jusqu’à ses 87 ans.
C’est cette année-là qu’elle choisit de nous quitter. Ma mère ferma l’épicerie ne conservant que le bar et assura la relève quelque temps. Puis, ma fille reprit l’ensemble de l’établissement, transforma le bistrot en appartement et créa une pizzéria à la place de l’épicerie.
Aujourd’hui, J’imagine parfois le sourire de ma grand-mère qui là-haut se réjouit de voir que ce qu’elle a créé n’a pas été dispersé et continue à vivre par sa descendance. Car, je sais que c’était son souhait le plus cher.
Victoria