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UN VOISIN BIEN TRANQUILLE - 2/2 - RAHAR, la nouvelle du weekend

Le soir, alors qu’elle fumait à la fenêtre, elle vit rentrer le quadra. Cette fois-ci encore, elle le vit porter avec effort un grand tapis (le même tapis ?) en jetant des regards furtifs. Anne se dissimula précipitamment derrière le rideau en écrasant nerveusement sa cigarette. Mais le louche individu ne semblait pas l’avoir remarquée. Comme tout le voisinage, il savait qu’elle était écrivain, et supposait donc qu’elle était absorbée par la frappe d’un quelconque nouveau roman.

 

Cette fois-ci, la curiosité d’Anne fut irrépressible. Poussée par son imagination, elle conclut que la coïncidence était suspecte : monsieur Jacob transportait « quelque chose » le soir-même d’une disparition… plutôt d’un enlèvement. Toutefois, bien qu’elle fût de nature impulsive, elle réussit à réfréner son impulsion d’appeler la police : elle ne pouvait pas faire suspecter le dératiseur sur la simple base de son intuition, plus précisément, de son imagination. Il lui fallait quelque chose de tangible, de quoi étayer ses soupçons. Mais elle ne savait pas quoi faire, c’était bien autre chose que l’intrigue de ses romans.

 

Anne se décida à délaisser son clavier pour surveiller la maison de son voisin. Elle se prépara fébrilement un repas froid pour son dîner, réduisit l’éclairage de la pièce et approcha un siège près de la fenêtre. Elle grignota machinalement, rapporta à la hâte la vaisselle à la cuisine et accourut reprendre sa faction.

 

Monsieur Jacob se conduisait apparemment comme d’habitude : il préparait son dîner, mangeait, faisait la vaisselle, puis regardait la télé jusqu’à vingt et une heure. Les rideaux de tulle de ses fenêtres permettaient à Anna de deviner ses mouvements. En vérité, la romancière n’avait vu jusqu’ici que quelques tranches de la vie du quadra, mais elle savait qu’à cette heure, monsieur Jacob devait rejoindre sa chambre à coucher. Pourtant, cette nuit, sa surveillance eut sa récompense. L’homme était entré dans son bureau si particulier. Malheureusement, les volets des fenêtres en étaient clos, et Anna ne put donc rien voir. Surmontant sa frustration, elle persista à prolonger sa surveillance.

 

Elle avait bien fait, elle constata peu après, avec surprise et excitation, qu’une vague lumière pourpre sourdait des interstices des volets du bureau. Mais que faisait donc monsieur Jacob ? Serait-il avéré qu’il fût un sorcier ? Cela dura une bonne demi-heure. Puis le quadra sortit de son bureau, éteignit dans toutes les pièces, et se dirigea vers la cuisine dont il éteignit également la lumière. Anne était intriguée, l’individu n’avait pas rejoint sa chambre à coucher, qu’est-ce qu’il faisait dans la cuisine, dans le noir. Elle attendit, maudissant me suspense.

 

Son regard fut alors attiré par une faible lueur du côté du parterre de fleurs. Elle sut alors que le feuillage réverbérait la lumière venant du soupirail de la cave. Mais qu’est-ce que le bougre y faisait à cette heure de la nuit ? Évidemment, personne ne se serait douté de rien, si Anne n’avait pas effectué sa surveillance. Mais d’un côté, serait-il possible qu’il s’adonnât à des activités tout à fait bénignes ?

 

Anne secoua la tête. Non, monsieur Jacob devait faire quelque chose de louche. Il y avait ce tapis qui était trop lourd et trop gros. Qu’était cette lumière rouge dans son bureau ? Il effectuait peut-être un rite satanique. Non, non, elle devait arrêter de penser à des absurdités. Satanisme hein ? Pfff ! Il était peut-être seulement un pervers psychopathe qui trouvait son pied en enlevant des femmes pour satisfaire ses besoins particuliers. Enfin, c’était ce qui paraissait logique.

 

Sa curiosité monta de plusieurs crans. En fait, c’était plus pour savoir ce que faisait le bougre que pour trouver des preuves pour la police. Elle céda à la folie : elle allait s’introduire dans la maison de monsieur Jacob Havar. Elle savait que quand le dératiseur partait « travailler », il ne revenait que le soir. Son jardin était entretenu par les arroseurs automatiques, son ménage était fait par un robot aspirateur, un diffuseur de parfum permettait d’éviter l’odeur de renfermé… Enfin, c’était ce que supposait madame Rachel. Mais à bien y réfléchir, l’odeur de renfermé ne se produisait pas en un jour. Anna pensait que c’était plutôt pour éliminer d’autres odeurs produites par quelque activité peu catholique du quadra. Comme toutes les résidences du lotissement où la délinquance était inconnue, la maison ne devrait pas être fermée à clef.

 

Le lendemain, Anna se décida. Elle guetta le départ de monsieur Jacob. Elle attendit une bonne heure, des fois qu’il aurait oublié quelque chose. La plupart des bureaucrates, des étudiants et des élèves étaient déjà partis. Elle vérifia que la rue était déserte, la traversa pour entrer chez monsieur Jacob. Comme elle s’y attendait, la porte n’était pas verrouillée. Elle entra de plain-pied dans le salon tout simple, caractéristique d’un vieux célibataire ; pour toute décoration, il n’y avait qu’un tableau naïf représentant une Vierge Noire, un gros cendrier décoratif, un vase vide et un carnet de facture sur le guéridon. Anne ne jeta qu’un coup d’œil dans le bureau plongé dans la pénombre, les fenêtres étaient occultées par les rideaux ; madame Rachel l’avait plutôt bien décrit, elle avait seulement omis la présence d’une bibliothèque de livres d’aspect ancien. La romancière constata qu’ils traitaient tous d’ésotérisme et de magie. Elle ne remarqua pas que le corbeau, censément empaillé, avait légèrement tourné la tête pour la voir de côté, son œil semblait étonnamment vivant.

 

La chambre à coucher était digne d’une chambre d’hôtel : un grand lit, une armoire, une commode, une petite table et une chaise. Visiblement une chambre de vieux garçon, tout propret. La cuisine était à l’avenant, nickel comme on dit. Quoique la batterie fût complète, Anne douta que monsieur Jacob utilisât tous les ustensiles, il devait se contenter d’un régime simple. Le contenu du congélateur et du frigo la conforta dans son hypothèse : des plats surgelés. Elle descendit à la cave. Elle alluma, car le soupirail ne dispensait pas suffisamment de lumière.

 

L’intruse fut figée de surprise. Elle n’aurait jamais imaginé ce qu’elle voyait. Pas de bouteille de vin, aucun établi de bricoleur, pas de vieilles caisses ou de cartons. La cave était presque nue. Le sol de terre battue était pratiquement lisse. Au milieu, un grand cercle était tracé à la peinture au sol, il incluait un pentacle et des signes incompréhensibles. À un mur, une robe noire était accrochée à une patère. Anne retrouva, appuyé dans un coin, le fameux tapis enroulé. Le cœur battant, elle alla l’examiner. Elle le déroula au sol et sentit alors une faible odeur. C’était du parfum. Un parfum indubitablement féminin. La romancière jubila : son instinct ne l’avait pas trompée, une femme avait été enroulée dans ce tapis. En passant sa main sur la moquette au toucher moelleux, elle trouva, coincé dans la frange, un bout de faux ongle cassé. Mais où était le corps ? Anne n’avait pas vu sortir le quadra de toute la nuit, elle en était sûre.

 

« La curiosité est un vilain défaut. »

 

Anne sursauta, elle se retourna vivement. Monsieur Jacob la fixait méchamment de l’embrasure. Il descendit lentement, un bras levé, récitant quelque incantation inintelligible. La romancière se sentit engourdie, paralysée, seuls se cheveux s’étaient hérissés. Le sorcier, sans brutalité inutile, la poussa dans un coin. Puis il réenroula calmement le tapis qu’il remit à sa place. Il se mit alors à monologuer, l’intruse paralysée ne pouvant pas participer à la conversation.

 

« J’avais cru que je serais peinard dans cette charmante communauté. Des gens si corrects, ayant une éthique convenable, respectueux de l’intimité de chacun. Mais je n’avais pas compté sur la curiosité maladive d’une romancière telle que vous, mademoiselle Anne. J’aurais dû me méfier. Le corbeau de mon bureau, que l’on penserait empaillé, m’avertit à distance de toute intrusion. Un tour de magie simple… Enfin, votre curiosité sera entièrement satisfaite, vous allez participer à une cérémonie importante… Bon, je devine ce que vous pensez. Vous vous attendez à des simagrées ridicules faites par un vieux fou digne de la camisole, puis il vous tuera comme un obsédé détraqué. Eh bien vous auriez tort. La magie à laquelle vous participerez est bien réelle. C’est un rite destiné à me procurer plus de longévité, disons une bonne décennie supplémentaire. Ce qui m’embête, c’est que vous me forcez à déménager une fois de plus… Mais ça en vaut la peine, ne croyez-vous pas ? J’y suis habitué depuis cinq-cents ans. »

 

Monsieur Jacob décrocha la robe noire et l’enfila. Il amena la romancière hébétée au milieu du pentacle, puis sortit du cercle. Écartant les bras en croix, levant la tête et fermant les yeux, il commença une litanie dans une langue incompréhensible en dodelinant de la tête. Anne avait espéré pouvoir s’en sortir, elle n’avait vu aucun instrument de mort dans la cave, même pas un petit canif ; elle était sportive, malgré son métier sédentaire, et était déterminée à vendre chèrement sa peau. Mais elle ne s’était pas attendue à être immobilisée d’une façon peu orthodoxe. Monsieur Jacob avait-il utilisé un gaz neutralisant inodore ? Mais alors, pourquoi lui n’était pas affecté ? Serait-il immunisé ?

 

Anne vit, abasourdie et horrifiée, sortir du sol, à l’intérieur du cercle supposé magique, une nuée de grosses mouches noires. C’était comme si les insectes volants apparaissaient par magie du néant. En fin de compte, ce Jacob serait-il vraiment un sorcier ?

 

« Ma chère Anne, apprécie l’honneur de voir de tes yeux le seigneur Baal Zuvvuv, le Roi des Mouches. Ton sacrifice sera très apprécié, même si tu n’es pas une vierge. »

 

Les mouches s’étaient agglutinées pour former une silhouette humanoïde, laquelle enveloppa la pauvre victime. Anne sut alors, dans un éclair ultime de lucidité, le destin de toutes les femmes enlevées. Quelques secondes plus tard, la cave avait repris son aspect habituel.

 

La disparition de la romancière mit en émoi la communauté naguère si paisible. On ne la retrouva jamais. L’attention de la police ne fut attirée par le déménagement du sieur Jacob Havar que trop tard, elle ne put jamais le retrouver sous cette identité.

 

Fin

 

RAHAЯ


Illustration :
Edgar Hopper, City sunlight

http://lapremiereporte.canalblog.com/archives/2006/11/25/3260644.html

Tag(s) : #Les nouvelles de Rahar
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