Il est évident que personne ne connaît mon identité, on me contacte sur le net. À ce propos, un client voudrait bien acquérir la statuette de Tlaloc, le dieu de la pluie, exposée dans un musée sud-américain. La commission est plutôt conséquente, et je me laisse tenter. Je fais des recherches, je me procure des photos les plus parfaites possibles. Mais je dois examiner de visu la statuette, afin d’en faire une bonne copie. J’effectue donc le voyage, en tant que touriste pourvoyeur de devises. Mon appareil photo est spécial, je l’ai fait bricoler et l’objectif présente une sorte de mire qui permet de calculer précisément les dimensions d’un objet photographié, car évidemment, on ne me permettra pas de toucher quoi que ce soit pour le mesurer avec une règle.
La statuette de jade en question a une vingtaine de centimètres, elle est incrustée d’or, ses dents sont en quartz blanc, ses yeux sont des rubis, et sa coiffe est en or serti de pierres multicolores. Je suis quand même sidéré en pensant que mon client soit attiré par cette horrible chose. Mon sens artistique n’est aucunement excité par cette affreuse babiole. Enfin, tous les goûts sont dans la nature. Je connais un chimiste qui peut synthétiser du plastique qui imitera le jade, du verre coloré remplaceront les cailloux, de la peinture d’or remplacera les incrustations, et la coiffe sera du plastique doré. Les touristes sont assez nombreux, en basse saison, ce sont surtout les riches d’un certain âge qui les composent. Je me propose alors de me maquiller pour paraître plus âgé. D’ailleurs, j’ignore si les gardes du musée ont bonne mémoire ou sont physionomistes. J’ai fait du repérage et je conclus que l’opération se fera les doigts dans le nez. Je n’ai aucunement besoin de m’appuyer sur une technologie sophistiquée.
La reproduction de la statuette n’a pas été difficile ni coûteuse, j’ai fignolé moi-même la patine. Évidemment, la copie n’est pas parfaite et ne tromperait pas un expert, mais elle fera suffisamment illusion, le temps que je prenne le large. Je repars un mois après mon premier voyage, j’emporte un appareil photo, un gros caméscope dans son sac un peu grand, au fond duquel est dissimulée la copie de la statuette, et un parapluie à cause de la saison pluvieuse.
Je loge bien sûr à l’hôtel de luxe des touristes, j’ai réservé pour une semaine pour donner le change, alors que je projette de reprendre l’avion, dès mon opération terminée. Le matin, le soleil brille par intermittence, mais comme la plupart des touristes auxquels je me joins, j’emporte mon parapluie, par précaution. Comme eux, je mitraille à tout va les objets exposés. La statuette de Tlaloc trônant sur un grand socle ne retient pas longtemps la curiosité, je ne suis pas le seul à le trouver affreux. D’ailleurs, seuls les objets en or ou en platine massifs sont exposés sous vitrine de verre.
Il n’est pas loin de midi, quand un garde nous avertit de la fermeture imminente du musée. Je sais qu’il ne rouvrira que dans deux heures. De mon premier voyage de repérage, j’ai noté la présence d’une tenture, œuvre d’anciens artisans amérindiens, cachant le mur derrière les socles des artefacts. Je glisse mon sac et mon parapluie derrière et m’y dissimule en me couchant, alors que le regard de tous est braqué sur la sortie. La lumière s’éteint, plongeant la salle dans la pénombre. J’entends que les autres salles sont évacuées. Quelques instants après, des pas résonnent : les gardes font une tournée d’inspection ; en principe, l’idée d’un vol n’effleure l’esprit de personne, il faut juste vérifier si quelqu’un n’a pas collé du chewing-gum sur des artefacts, ou pire, sur les socles, n’a pas craché ou jeté des papiers de bonbon. J’attends qu’ils verrouillent l’entrée. Je laisse s’écouler un bon quart d’heure, avant de me relever. Je prends mon sac et j’en extirpe la copie de Tlaloc. Elle est plus légère que du jade, mais personne n’ira le vérifier. Avec précaution, je fais l’échange. La vraie rejoint le fond du sac. En attendant la réouverture, je parcours les autres salles pour admirer les objets exposés. Je ne peux pas vraiment apprécier, compte tenu de l’éclairage, mais ça me fait passer le temps.
Une demi-heure avant la réouverture, la pluie se met à tomber drue. Je suis un peu inquiet, cela ne refroidirait-il pas l’enthousiasme des touristes ? Je regarde mélancoliquement par une fenêtre. Quelle ironie ! Le dieu de la pluie s’amuse à me mettre des bâtons dans les roues, moi qui croyais que l’opération serait du nanan.
Que le dieu des voleurs soit loué ! un quart d’heure avant l’ouverture, la pluie a fortement diminué d’intensité. La plupart des touristes qui ne veulent pas gâcher leur séjour, ne seront pas découragés par ce crachin. Je rejoins la tapisserie et j’attends dans la sérénité.
Je n’ai eu aucune difficulté à me mêler aux visiteurs. Les gardes ont été relevés pour l’après-midi et personne ne peut donc me remarquer, d’autant plus que seules les salles contenant des artefacts en or disposent de caméra de surveillance, ce musée ne pouvant pas s’en payer d’autres pour toutes les salles. Je sors avec une fournée de touristes en ouvrant mon pépin, la pluie n’a pas cessé. Le sac que j’ai mis en bandoulière pèse un peu, et il faut que je rejoigne rapidement l’hôtel pour éviter qu’on remarque sa légère déformation.
Je sens un regard peser sur moi. Un garde abrité sous l’auvent me fixe. J’ai l’inconfortable impression qu’il est en train de lire dans mes pensées. Je me détourne un peu trop vite. Un bruit de pas rapide me fait me retourner. Le garde, un pur Quechua, vient vers nous. Quelqu’un a peut-être oublié quelque chose. Mais c’est moi qu’il regarde. Je sens mon cœur s’accélérer. Pourtant, il n’a pas un regard pour mon sac, ses yeux sont plantés dans les miens. Il me dit de venir avec lui, dans un anglais hésitant. Je lui demande ce qu’il y a, mais il ne me répond pas, il fait signe à un autre garde qui arrive avec un parapluie. Ils me conduisent à un commissariat proche. Je n’en mène pas large, je récapitule toute l’opération. Tout semblait s’être passé sans anicroche, comme sur des roulettes. Je pense n’avoir fait aucune erreur.
L’inspecteur prête une oreille attentive au flot de vocables espagnols des gardes. Puis il profère quelques ordres. Je suis dépouillé de mon passeport, de mon appareil photo, de mon sac et de mon parapluie. Inévitablement, la statuette de jade est découverte. On m’a jeté dans une cellule.
J’ai entendu des rumeurs, comme quoi certains de ces indiens, en dépit de leur apparente adoption de la culture occidentale, pratiquaient encore des rites ancestraux, ce qui leur conférait une intuition frisant le paranormal. M’étais-je donc effectivement fait repérer grâce à la télépathie ou à quelque autre pouvoir issu de pratiques occultes ? De derrière mes barreaux, j’appelle le garde qui m’a interpelé. Lui au moins parlait anglais.
« Comment avez-vous donc su que j’ai volé la statuette ?
— Vous êtes resté dans le musée, pendant la pause de midi. C’est très suspect, non ?
— D’accord, c’est très suspect. Mais comment avez-vous su que j’étais resté à l’intérieur pendant la pause, rien qu’en me regardant ?
— À cause de la pluie. Elle a commencé avant l’ouverture du musée. »
Puis le garde tourna les talons, sans plus. Alors je me frappe le front. Bien sûr, quel idiot j’ai fait ! En sortant du musée, j’étais le seul qui avait ouvert un parapluie sec. Le dieu Tlaloc doit bien rire sous cape… ou même à gorge déployée.
RAHAЯ