Flora venait d’avoir vingt ans. Elle avait passé avec succès son examen d’entrée à la citoyenneté. Ils étaient quelques deux centaines à attendre dans la salle des orientations. Leur district, le District 3, était le plus petit, avec seulement une centaine de milliers d’âmes. Ils étaient logés dans la plus petite caverne aménagée.
D’après les rumeurs, chaque adolescent était suivi par un tuteur anonyme qui était à même d’évaluer objectivement les aptitudes du sujet. Ses appréciations étaient donc déterminantes dans l’orientation professionnelle du futur citoyen. Si celui-ci estimait avoir sa propre vocation, il pouvait défendre son point de vue en argumentant pendant moins de cinq minutes. Mais la valeur du jugement du tuteur faisait rarement défaut, et pratiquement la totalité des nouveaux citoyens acceptaient docilement leur assignation professionnelle.
A quoi ressemble cette civilisation humaine retranchée, calfeutrée sous la terre ? Il doit bien y avoir de vastes et hautes salles de ce genre ? http://www.demainlaville.com/sous-les-paves-la-ville-12/
Naturellement, Flora ignorait qui avait été son tuteur ; il pouvait être n’importe quel adulte qu’elle avait côtoyé, ou même qu’elle côtoyait tous les jours. Elle ne savait pas pour ses compagnons, mais elle, elle avait une boule d’appréhension qui l’oppressait. Elle s’examina sans complaisance ; elle n’avait pas la bosse des maths, elle était d’une complexion assez fragile, son léger strabisme — que son jolis minois faisait tout de même vite oublier — l’obligeait à porter des lunettes handicapantes, elle n’avait pas la main verte, elle avait le vertige, et elle avait deux mains gauches. La seule qualité qu’elle s’était trouvée, était son extraordinaire perspicacité… Et peut-être aussi son insatiable curiosité, une curiosité de chat (quoiqu’elle ne sût pas ce qu’était un chat), toutefois une caractéristique qui pouvait être à double tranchant.
Alors que ses amis avaient déjà depuis quelque temps une idée, plus ou moins vague, de leur vocation, Flora ne s’était jamais soucié de ce qu’elle allait devenir, elle vivait insouciante… jusqu’à ce moment décisif de sa vie. Voilà pourquoi l’appréhension lui mordait maintenant le ventre ; avec fébrilité, elle fit une introspection, elle essaya de déterminer quelle était son aspiration profonde, qu’est-ce qu’elle voulait faire de sa vie. Son appréhension augmenta, elle ne trouva aucune qualification qui pût servir à la communauté.
La salle des orientations était basse de plafond, les adultes devaient se courber pour rejoindre leur tabouret bas, et les jeunes devaient s’asseoir en tailleur sur le tapis de plastique. Comme elle ne servait qu’une fois par an, on n’avait pas jugé bon de dépenser de l’énergie pour aménager cette petite caverne, seule une conduite d’aération avait été installée. De puissants projecteurs à leds découpaient crûment les silhouettes.
Aucun tuteur n’était présent, seuls les cinq premiers conseillers du maire et un secrétaire étaient chargés d’annoncer aux nouveaux citoyens leur future profession. Évidemment, les métiers étaient tous en relation avec la vie du district. Si par hasard des professions manquaient de relèves, ou qu’il y avait trop de candidats, on attendait le Jour des Échanges pour permettre aux districts de répartir équitablement les corps des métiers, et à l’occasion, de renouveler le sang de leur population. Bien entendu, chaque maire déployait tout son talent pour faire des échanges avantageux en gardant ses meilleurs éléments et en acquérant les meilleurs des autres districts. On assistait souvent à des scènes déchirantes de séparation, les jeunes échangés devaient quitter leur famille et leurs connaissances, parfois pour toujours, si leur métier était trop prenant.
Beaucoup de jeunes avaient été affectés aux cultures hydroponiques ; de nombreux autres doués pour l’élevage seraient échangés pour travailler aux bassins d’anguilles aveugles et des crabes blancs du District 2, contre des mécaniciens ; des chimistes et des physiciens seraient échangés contre des électriciens des District 1 et 4 ; les artisans étaient très demandés, et le district ne consentait à se séparer que des moins doués. Les éboueurs étaient des gens doués d’un sens organisationnel aigu, et la propreté et la prévention de la pollution du district était d’une importance vitale. Les techniciens de maintenance n’avaient peut-être pas de talent particulier, mais ils assuraient le bon fonctionnement des machines électroniques ; en réalité, ils devaient surveiller les cadrans et les indicateurs, et juste savoir quel bouton appuyer, quelle manette régler, quelle molette ajuster, pour revenir à la valeur normale, c’était une question de mémoire et d’habitude.
Quand vint le tour de Flora, il y eut un moment d’interruption, ce qui provoqua des murmures de surprise parmi ses compagnons. Les conseillers se passaient la feuille d’évaluation du tuteur de la jeune fille. Le père de Flora était physicien au District 1, il avant engrossé la mère de la jeune fille juste avant d’être échangé contre un électricien, son travail ne lui avait jamais permis de les revoir. La mère de Flora était une des conseillers du maire. Elle ne s’était jamais mariée après le départ du père de sa fille. Son travail la prenait tellement qu’elle n’avait pas eu assez de temps pour suivre Flora qui passait bien plus de temps avec sa tante qu’avec elle. Maintenant, elle le regrettait, elle aurait pu l’aider à développer quelque talent ; mais sa fille n’avait apparemment aucune qualification utile. Visiblement, elle ne pourrait même pas être échangée, elle n’intéresserait aucun autre district.
La mère se creusa la cervelle, tout en passant en revue toutes les professions existant dans le district. Et elle trouva LE métier qui sauverait sa fille. Elle usa de son don de persuasion pour convaincre ses quatre collègues d’assigner Flora aux Archives Historiques. C’était un département créé par le septième maire du District 1, lequel avait démontré l’importance de laisser une trace de la mémoire collective. Les archivistes cumulaient les fonctions de journaliste, de chroniqueur et d’historien ; des problèmes du présent pouvaient trouver leur solution dans des situations similaires du passé.
Flora éprouva un sentiment mitigé. Elle concéda qu’être archiviste permettrait à sa curiosité et à sa perspicacité de s’exprimer pleinement, mais elle était consciente que le métier était considéré par la plupart des gens comme le moins digne de tous, à tort ou à raison, un métier de tire-au-flanc, une profession qui n’apportait aucune contribution pratique utile à la société et qui ne servait qu’à nourrir des bouches inutiles. Les gens à la mémoire courte oubliaient seulement que de temps en temps, pour ne pas dire de loin en loin, le département avait permis de trouver des solutions à des problèmes aigus concernant la survie même de la communauté.
Au fil des générations, compte tenu de ce préjugé, le département avait été insensiblement relégué à un côté assez écarté de la caverne. L’éclairage de la zone était assez faible, du fait de l’insuffisance des réverbères. Les seules concessions qu’il avait obtenues étaient les puissants projecteurs de la bibliothèque. Les archivistes avaient le teint plus clair, car ils sautaient souvent les séances d’UV à la lointaine salle de simulation solaire ; il était faux de croire qu’ils se tournaient les pouces, ils prenaient à cœur leur mission.
Espérons que la salle des archives, lieu de travail de l'héroïne Flora, est plus haute que la salle des orientations ! - Livres Hebdo, facebook, le dessin du samedi ! - https://www.facebook.com/162142885442/photos/a.174357400442.132394.162142885442/10152673766220443/?type=1&theaters
En tant que stagiaire, Flora avait été affectée au classement des nouvelles données et à la mise à jour des archives. Les données étaient fournies par les journalistes et reporters qui sillonnaient le district, à l’affut des évènements dignes d’intérêt pour la majorité. Il arrivait parfois que les informations étaient insuffisantes pour mobiliser les préposés au classement, et Flora avait ainsi beaucoup de loisirs. Elle passait alors beaucoup de temps à la bibliothèque pour satisfaire sa curiosité. Elle voulait connaître l’histoire de son peuple.
Un jour, dans une partie éloignée et sombre de la bibliothèque, là où le projecteur semblait en fin de vie, Flora dénicha un livre très ancien, assez mal en point. C’était une sorte de vieux catalogue qui listait les divers ouvrages traitant des différentes périodes de l’Histoire.
Les anciens amis de la jeune fille déplorèrent ne plus pouvoir la voir. Mais ils finirent par se résigner, pensant qu’elle était trop absorbée par son travail pour pouvoir se libérer. En fait, Flora passait tout son temps libre à consulter avec avidité les livres mentionnés par le vieux catalogue. Les ouvrages du District 3 étaient évidemment incomplets, ceux absents étaient détenus par d’autres districts, surtout ceux qui dataient de plus de trois siècles. En cette année de 2550, la fréquentation de la bibliothèque était plutôt négligeable. Pourtant, les difficultés croissantes auxquelles le district faisait face aurait dû inciter les gens à chercher des solutions dans les archives. Il semblerait que depuis peu, la population s’enlisait dans un dangereux fatalisme.
A suivre
RAHAЯ