Pour la Cour de récré du mercredi chez Jill
une nouvelle participante, Daisy Stouare,
présente :
Le théâtre de Paco
Image Enzo Truppo - http://magazine.gabbiarmonica.it/2014/12/le-gallerie-della-gabbia-dicembre-2014-2/
Dans la pénombre d'un trois pièces et demi, où un excès de vieux meubles remplit les espaces à pleine capacité, murmurent deux voix à peine audibles.
- Paco... Tu étais si fragile, si petit. Je t'ai échappé. Sur le coup, je n'étais pas certaine d'avoir fait ça volontairement, maintenant je n'en doute plus...
- Pourquoi tu me confies ça maintenant?
Dans la plus petite des trois pièces, derrière un écran d'ordinateur, on peut entrevoir une silhouette masculine. Un play-back des mêmes phrases tonne. Le ton de l'homme est craintif, celui de la femme, glacial. La conversation se poursuit.
- Parce que je ne veux plus porter de secrets...Il me faut me libérer de mon passé.
- C'est méchant de te servir ainsi de moi. Tu as pensé à toute la peine que ça me cause?
- Je n'ai aucun remords. Je ne te voulais pas. Je me sentais piégée... Tu es le résultat d'un viol! On ne me croyait pas. C'était mal vu à l'époque de mettre au monde un enfant sans être mariée. Aux yeux de tous, je n’étais rien de moins qu'une putain. Toi, un bâtard. J'ai sauvé ma peau comme j’ai pu...
- Je ne comprends pas. Comment tu as pu refaire ta vie en sachant que moi...
- Je me suis efforcée de faire comme si tu n'existais pas.
Assis derrière son écran, Paco appuie sur une touche pour interrompre la conversation. C'était la dernière qu'il avait eue au téléphone avec sa mère. Il enregistrait toujours ces conversations parce que cela lui permettait de se convaincre qu'elle n'était qu'une salope; qu'elle ne méritait pas toutes les larmes qu'il avait versées en pensant à elle. Il se retourne. De la main droite, il soulève quelques feuilles de papier. Ensuite, fouille la poche de son veston et en ressort un paquet de cigarettes à moitié vide. Il en porte une à ses lèvres, l'allume. Il fumait depuis l'âge de huit ans. Il devait ce vice à une famille d'accueil où il avait logé pendant son enfance. Rhéaume et Bérangère hébergeaient six enfants entre quatre et onze ans. Chaque marmot avait des tâches à accomplir pour avoir droit aux trois repas quotidiens. Paco avait rapidement compris qu'il lui fallait travailler pour ne pas subir de violence physique. Chaque semaine, Rhéaume remettait aux enfants des cigarettes en guise de rémunération. Une fois la dépendance à la nicotine instaurée, les enfants ne pensaient qu'à gagner plus de cigarettes.
Paco regarde autour de lui, fronce les sourcils. Il se sentait à l'étroit dans cette minuscule pièce où il avait aménagé son studio. Son appartement était localisé au troisième étage d'un immeuble à location à prix modique. Il aurait bientôt quarante-trois ans et gagnait depuis quelques années un salaire annuel de quatre mille six cents dollars. Il n'arrivait plus à fermer l'œil; il passait ses temps libres à changer les meubles de place dans l'espoir de gagner plus d'espace à chaque fois. Un manège digne de Sisyphe.
Plongeant une main dans la poche percée de son pantalon, il constate avec regret qu'il ne lui restait que cinquante dollars pour finir le mois.
En début de semaine, un réalisateur croisé au hasard dans un bar minable, lui avait proposé une audition pour une nouvelle télésérie portant sur l'importance de la présence fantastique des éléphants roses au théâtre moderne. Pour une fois, Paco voyait une lueur d'espoir en sa faveur. Cependant, pouvait-il faire confiance à cet artiste créateur déjà bourré comme une outre au moment de leur échange ? L'ivrogne lui avait donné un rendez-vous aujourd'hui même à sept heures, mais s’en souviendrait-il ? Un doute troublait son espoir. Il ne pouvait admettre pareil scénario. Que nenni ! Il devait se présenter au rendez-vous. L'angoisse le torturait.
Et si on lui refusait encore une fois un rôle d'importance, trouverait-il la force d'essuyer un autre échec ? Il jeta un coup d'œil à sa montre. S'il se hâtait, il aurait le temps de prendre une douche, de se fringuer et aussi celui d'avaler quelques granules avant de quitter son taudis.
Dehors, le temps étend son gris. Il presse le pas. Arrivé au lieu dit, Paco sort de l'ombre. Devant lui, sur des planches lumineuses, trois éléphants roses tricotaient des cache-ombres en se berçant sous les projecteurs. Des sueurs froides coulaient dans son dos. À cet instant, il entendit: Vous voilà donc arrivé ! Prenez place derrière le rideau. Quand je vous en donnerai l'ordre, tirez sur les ficelles pour que tombe le rideau de scène.
Ça, Paco savait faire.
Daisy Stouare