Deuxième jeudi en poésie de Jeanne Fa Do Si chez les Croqueurs de mots. Selon les recommandations de Captain Tricôtine, Jeanne a laissé le choix : thème libre, ou alors : concret, imaginaire. Comme j'aime autant qu'on me propose des thèmes que j'aime en proposer, la semaine dernière j'ai suivi le chemin qu'elle indiquait, vers la poésie concrète et un poème de l'imaginaire.
Cette fois-ci, j'ai eu l'idée de replonger le nez dans : Le Papalagui, un ouvrage que je me suis procuré dans la boutique du musée de l'Abbaye de Daoulas après la visite de l'exposition Rencontres en Polynésie Victor Segalen et l'exotisme en 2011. Il ne s'agit pas de poèmes, non, mais des considérations d'un Samoan, le chef de tribu Touiavii, sur l'homme blanc -autrement dit l'occidental-, traduites et rapportées par l'Allemand Erich Scheurmann. Et propos traduits en français par Dominique Roudière. L'ouvrage en allemand est sorti en 1920 en Allemagne, puis il a attendu les années 1980 pour devenir un best-seller mondial.
Rien ne peut être plus concret que fouler le sol de ses pieds nus ! Et quand elle reste ancré à la terre nourricière, qu'elle ne perd jamais de vue la nature qui nous entoure, qu'elle fait la part des choses essentielles, même sans dévier dans l'imaginaire, la prose rejoint la poésie.
Lenaïg
Avoir un âge signifie avoir vécu un certain nombre de lunes. Ce calcul est plein de dangers, car avec cela on peut savoir combien de lunes dure la vie de la plupart des gens. Alors chacun fait exactement attention et quand de nombreuses lunes sont passées, il dit : "Maintenant, il faut que je meure bientôt." Peu après, il n'a plus de joie et, effectivement, il meurt bientôt.
En Europe, il n'y a que peu de gens qui ont véritablement le temps. Peut-être pas du tout. C'est pourquoi ils courent presque tous, traversant la vie comme une flèche. Presque tous regardent le sol en marchant et balancent les bras pour avancer le plus vite possible. Quand on les arrête, ils s'écrient de mauvaise humeur : "Pourquoi faut-il que tu me déranges ? Je n'ai pas le temps et toi, regarde comme tu perds le tien !" Ils se comportent comme si celui qui va vite était plus digne et plus brave que celui qui va lentement.
J'ai vu un homme perdre la tête, rouler les yeux comme des billes, et la bouche bloquée comme celle d'un poisson mourant, passer du rouge au vert, taper des pieds et des mains, parce que son serviteur arrivait un soupir plus tard que ce qu'il avait prévu. Ce soupir lui causait une grande perte qui n'était aucunement réparable. Le serviteur dut quitter la hutte, le Papalagui le chassa en lui criant aux oreilles : "Tu as assez volé mon temps. Un homme qui ne sait pas estimer le temps est indigne du temps lui-même !"
Touiavii